J’observe la devanture du café qui se trouve l’autre côté de la rue, un peu en diagonale de la position à laquelle je suis. Les mains bien enfouies dans les poches de ma veste de cuir, je me demande sincèrement si c’est une bonne idée que j’aille à la rencontre de Chris. Ce supposé cousin… celui qui croit toujours que nous sommes cousins parce que notre père n’a aucunement les couilles d’assumer ce qu’il a fait. Quoiqu’il faut dire qu’entre notre père et Chris ce n’est pas non plus tout rose. Je dois avouer qu’à mon plus grand bien, ça me faisait plaisir de voir qu’il avait du mal avec ses autres enfants et pas qu’avec moi. Je pousse un soupir, là, dehors. Ma main se porte à mes lèvres pour y déposer la pulpe de mon pouce contre ma lèvre inférieure, la frictionnant doucement. À peu de choses près, j’ai failli me métamorphoser en Héra pour venir au rendez-vous, Chris n’aurait rien compris du pourquoi une femme se trouvait devant lui. Mais franchement, ignorant totalement ce qu’il me voulait vraiment, j’ai préféré m’abstenir.

Il faut dire que je ne saute pas de joie de le savoir dans ma ville. Pas plus que j’ai sauté de joie quand j’ai vu son nom et son numéro s’afficher sur mon portable la première fois qu’il m’a écrit pour me dire qu’il passerait en ville et qu’il voulait me voie. Je sais que la place est grande et que nous pourrions y vivre tous les deux sans jamais trop se croiser, mais en réalité, c’est bien plus parce que je tente tant bien que mal de mettre le plus de distance possible entre cette famille maudite et moi. La seule que je plains vraiment de mes agissements, c’est ma tante. Après tous les sacrifices qu’elle a fait pour me garder, je ne devrais pas lui faire ça, mais continuer de jouer le jeu devant elle, de maintenir l’horrible mensonge de son mari devant elle, je ne suis plus capable. Façon, à l’âge que j’ai maintenant, je pourrais facilement tout balancer. Elle ne mérite pas plus de ne pas savoir que son mari l’a trompé avec sa propre sœur…

Sans le vouloir, mes yeux se soulèvent au ciel, m’arrachant un nouveau soupir avant de me mettre en marche vers le café. Je n’ai pas vraiment envie de le voir, mais en même temps, je ne peux pas rechigner vraiment, ça fait dix ans qu’on s’est vu… environ. Arrivant dans la délimitation de la terrasse, je glisse une main dans mes cheveux pour les replacer rapidement, regardant où il s’est installé, parce que oui, je sais que je ne suis pas le premier arrivé, je me suis traîné les pieds en marchant jusqu’ici. Probablement qu’il me le reprochera, mais je m’en moque un peu à vrai dire. Je m’approche de la table à laquelle il s’est installé presque nonchalamment. Est-ce parce que nous avons des manies semblables que nous ne parvenons pas vraiment à nous entendre pleinement? C’est possible. « Salut. » J’hésite presque à prendre place à la table. Je n’ai pas envie de m’éterniser. Mais je n’ai pas envie de paraître totalement grossier, sans parler que j’ai quand même accepté de venir, alors autant me prêter au jeu. Je prends place sur la chaise qui lui fait face, m’avachissant un peu dans la chaise, les mains à nouveau toutes les deux dans les poches de mon veston de cuir. Mon regard observe le visage de mon frère, le détaille et le questionne presque pour savoir ce qu’il vient foutre ici. Mais je sais que je n’aurai pas de réponse si je ne la pose pas vraiment. « Qu’est-ce que tu es venu faire en ville? » Pas de comment ça va et autre banalité du genre. Je n’ai pas envie de cette conversation superficielle, parce que je ne sais pas vraiment si ça m’importe vraiment de savoir comme il va. Je suis bien ici, seul. Et j’ai la mauvaise impression que cette solitude s’achève bientôt. Le pire c’est que je ne le déteste même pas. Je suis simplement mitigé et que je me dis que loin d’eux, il n’y a aucune chance que je lui avoue la vérité en pleine face qu’il m’a fait péter un câble pour une connerie…

Je retiens un soupir de me retrouver face à mon passé que je tente de fuir depuis des années et qui semble vouloir me rattraper. Tout en fixant mon cousin, je rajuste distraitement mon bandage à mon poignet, vestige d’une chute pour absolument rien. La honte que je m’étais tapé en m’étalant devant tout le monde sans raison apparente. Il faut dire qu’au boulot, ça me pourrissait la vie aussi pour tenir les nombreuses assiettes et les différents plateaux. L’entendre rire de ce que je lui demande me fait me demander si j’ai vraiment bien fait de venir ici. Christian se prend un peu pour le roi du monde et bien que je n’ai jamais eu l’impression qu’il me repoussait, je n’ai jamais eu l’impression qu’il m’acceptait vraiment. Néanmoins, il réussi à m’arracher un petit sourire en coin, pendant que j’abaisse un peu les yeux sur ce que je fais. Il est décourageant et je crois que notre entente est aussi étrange parce que nous nous ressemblons beaucoup et si peu à la fois. Je me rends compte que pour plusieurs traits de caractère dont le style « je m’en foutis » on l’a hérité tous les deux. Sans doute est-ce que ça vient de notre père qui se fout complètement de ses faits et dires? « C’est parce que tu te donnes trop d’importance dans ma vie, cher cousin. Moi je file le parfait bonheur dans ma petite capitale! » Je relève mon regard foncé sur sa personne, l’étudiant un peu mieux.

Je ne saurais dire à quoi je m’attendais vraiment en le voyant. Tout est tant mitigé entre mon ressenti pour notre père et le reste de la famille. Je ne leur en veux pas, ils ne savent pas et je crois que c’est peut-être mieux ainsi, mais le secret devient lourd à la longue. Tout ce que je sais, c’est que je ne prends même pas la peine de vraiment répondre à ses âneries. Quelque chose me dit qu’il s’en fout un peu de savoir comment je vis ici et si je suis vraiment heureux. Parce que si ça lui importait vraiment, je ne crois pas qu’il aurait pris près de dix ans avant de prendre de mes nouvelles. Comme quoi nous ne sommes pas une famille très soudée. J’enfouis de nouveau mes mains dans mes poches, attendant qu’il finisse sa tirade de moqueries les unes après les autres sans pour autant me départir de mon petit sourire en coin. Mine de rien, il est presque amusant pour de vrai. Presque. « Ouais exactement, je vis dans un cabanon derrière une maison. Je l’ai sous-louée au chien. Je file tant le parfait bonheur que plus personne n’existe autour de moi, t’as vu? Je broute de l’herbe et j’ai tout pour me sentir à l’aise et chez moi! »

Mes épaules s’élèvent doucement dans les airs alors que je me demande si ça l’intéresse vraiment ou s’il ne me pose les questions simplement par politesse. Je laisse passer quelques secondes de silence, réfléchissant à ce que je voulais bien lui dire. « Ça va... » Il y a tant de choses que Christian ignore à mon sujet maintenant. La vie que je me suis construite ici, il n’y a rien qu’il puisse connaître. Je glisse doucement ma langue sur mes lèvres. « Si je me fis à ton père, je deviens un bon à rien. Je travaille dans un resto chic à la merci des emmerdeurs princiers… tsay ceux un peu dans ton genre... » J’appuie ma remarque d’un air arrogant et moqueur. Je le pense à moitié, mais il ne peut pas nier en avoir certaines tendances. « … et dans un bar certains soirs par semaine. J’ai pas à me plaindre. Je vis avec Runny et Esra, mes deux meilleurs amis, ceux que tu ne dois même plus te souvenir de leur visage tant ça fait longtemps. » Si mes paroles semblent salées, je ne lui en veux aucunement. Je suis le premier à ne pas avoir voulu de contact avec ma famille. Je me suis éloigné pour ne plus en entendre parler ou très peu, alors ce ne sont même pas des reproches que je lui adresse. J’explique simplement la plus triste des réalités. « Et toi? Je me répète, mais qu’est-ce qui t’amène ici? Aux dernières nouvelles que j’ai eues de Roslind tout semblait bien allé pour toi où tu étais. Qu’est-ce qui t’amène à Reykjavik et ne me dit pas que c’est moi, je n’y croirai jamais une parole, tu le sais trop bien! » Je me redresse un peu sur ma chaise. A-t-il finalement appris le secret? Non, je ne crois pas qu’il aurait cette tête s’il savait. « Me dit pas que quelqu’un a finalement réussi à te caser et que tu vas vivre ta vie auprès d’une petite femme. La pauvre, obligé de te faire à manger et laver tes bobettes sales. Je la plains. Je ne ferais pas ce travail. »

«Mais c’est que la tête ne te passera bientôt plus dans la porte! Comment feras-tu pour charmer toutes ces demoiselles qui parcourent les rues de la capitale, si tout ce que tu peux leur offrir c’est une vie de sans domicile fixe puisque ta tête ne passera plus dans le cadre d’entrée? Me dit pas que finalement c’est chez les frères de la charité que tu t’en vas! Je veux une photo si c’est le cas! » Sarcasme pour sarcasme? Je crois que c’est ainsi que ça fonctionne dans notre famille. Christian et moi sommes plus ou moins capables d’avoir de vraies conversations sans que ça tourne comme ça vient de le faire. Pourtant, je suis presque convaincu qu’on aurait pu faire une team incroyable lui et moi si nous nous disputions pas comme deux frères tout le temps. Enfin… dispute comme on vient tout juste de le faire.

Néanmoins ses petites conneries commencent à être un peu lourdes. Je sais que Christian n’est pas ici avec moi pour faire une discussion de courtoisie. Il n’a pas besoin de moi dans sa vie, alors sa présence… ça veut dire qu’il y a anguille sous roche. Alors, en guise de réponse, je me contente de croiser les bras contre mon torse, retenant de peine et de misère le soupir qui voulait franchir mes lèvres. Je ne sais même pas pourquoi je m’inflige ce rendez-vous. Je ne comprends pas pourquoi je ne l’ai pas simplement ignoré et continué ma journée comme j’aurais dû le faire dès le début. Mais je me dis toujours que je dois faire un effort avec la famille, tout ça rien qu’à cause de sa mère qui a eu la gentillesse de m’élever comme l’un de ses fils. Elle m’a absolument donné tout ce qu’il y avait de meilleur en elle, j’ai simplement pas retenu la moitié de ce qu’elle a bien voulue me léguer. Trop obstiné, trop orgueilleux et surtout trop hors de moi quand j’avais su la vérité à mon sujet. Il y a des fois que je n’ose même pas revivre mes propres souvenirs pour voir ce que je lui ai fait endurer.

«Tout le plaisir est pour moi mon cher.» Je lui adresse un sourire des plus surfaits, alors qu’il enchaîne un truc qui me fait ricaner. « Ouais, ben s’il espérait que je lui ressemble un jour, il se fout un doigt dans l’oeil et profondément. Je préfère de loin une vie de misère à une vie comme la sienne. Tu veux bien me dire ce que ta mère lui a trouvé pour l’épouser? Il me semble qu’il y a un tas d’hommes qui sont mieux que ça… » Et à la mienne pour lui avoir fait un enfant et disparaître ensuite… Et puis bon, j’assume complètement de ne pas me trouver dans la bonne catégorie d’hommes. Au moins, je suis franc jeu, affichant mes couleurs dès le départ; les relations ce n’est pas pour moi!

Mes yeux roulent d’eux-mêmes dans leur orbite sans que je puisse les retenir. Les plans à trois avec mes colocs? C’est vrai qu’on ne rechigne jamais de se faire plaisir, mais jusqu’à maintenant, je n’ai jamais touché à Esra depuis le temps qu’on se connaît. Pourquoi vivre avec quelqu’un signifie, presque automatiquement dans la tête des gens, qu’il s’est passé quelque chose? « Peut-être parce que ça fait près de dix ans que je n’ai pas de tes nouvelles. On ne s’est pas vu et on a pas daigner s’écrire un simple salut sur facebook ou par SMS, donc non, j’y crois pas à la visite de courtoisie. C’est pas ton genre. » Je ne peux m’empêcher de ricaner de nouveau, me moquant de lui. « Grand bien leur fasse si ça leur tente de partager ta vie sans trop savoir si tu n’es que de passage dans la leur à te torcher! » Mais la suite me laisse sans voix, me faisant ouvrir et refermer la bouche tout de suite après.

Il me faut quelques secondes pour assimiler sa demande. « Tu te fous de ma gueule c’est sûr... » Et pourtant, quelque chose me dit qu’il ne blague sans doute pas tant que ça. Que c’est fort probablement la raison pour laquelle il a tenu à me parler, bien plus que son larmoyant j’avais envie de revoir mon cousin. Déjà que je n’étais même pas certain d’approuver qu’on soit dans la même ville, sans compter toutes les merdes qui sortent en villes depuis quelques temps par la gazette… « Pourquoi tu voudrais venir vivre chez moi? Sans compter que tu devrais vivre avec deux autres personnes en plus. T’as plus d’argent pour te payer un hôtel? Te trouver une maison dans Seltjarnarnes ça te tente pas? Elles sont toutes à rénover, mais tu as amplement les moyens de les faire, je suis sûr! » Mon regard se plisse un peu pour observer ce frère-cousin qui me demande l’hospitalité. Bien évidemment, d’habitude on dit rarement non pour donner un coup de main à la coloc, mais là… vivre avec Christian? Je ne sais franchement pas...

« Tu m’étonnes... » soupirai-je entre mes dents. On pouvait comprendre assez rapidement que notre père était de la trempe des parfaits salauds. Juste savoir qu’il a sauté la clôture avec la sœur de sa femme et qu’il lui a fait un enfant qu’il renie religieusement bien devant tout le monde, il n’a plus de preuves à avoir. Je dénote bien cette sorte de tristesse dans le fond du regard de mon aîné, mais je ne suis pas là pour la lui noter. Je n’ai pas envie de partir une gue-guerre quelconque entre nous. J’ai répondu à son invitation et c’est tout. « Non. » Je pousse un nouveau petit soupire en me laissant tomber contre le dossier en croisant mes bras sur mon torse. « Peut-être devrais-je faire un effort pour demander des nouvelles à Roslìnd, mais en général, j’attends qu’elle m’appelle elle-même. » Égoïste sans doute, mais je préférais ça qu’à risquer de tomber sur lui quand la sonnerie allait finalement laisser place à une voix. De toute façon, ça n’allait sûrement pas être Chris qui allait me faire le reproche, sa mère me disant parfois qu’elle regrettait ne pas avoir suffisamment de nouvelles des deux garçons de la famille.

Mon regard se fait analytique sur la personne qui me fait face. Déjà qu’il prenne contact avec moi était surprenant en soi, je voulais savoir la véritable raison de sa venue en ville. Peut-être était-ce seulement un congrès, mais encore là, il n’aurait probablement pas daigné me le dire. Il y avait anguille sous roche et j’étais prêt à le parier. « Franchement? Ouais, ç’aurait carrément pu se faire. On aurait pu vivre nos vies dans deux villes complètement différentes, ne se voir qu’une fois tous les huit à dix ans parce qu’on s’est adonné arrivé au même souper chez tes parents. Et tu emmerdes ta sœur et ton père, sans compter toutes les femmes qui ont un jour espérer faire partie de ta vie! Tu n’as pas besoin de moi. » Mais quand tombe finalement la vérité, je me rends bien compte qu’il a besoin de moi. Une vraie de vraie blague. Je vous jure. Moi qui croyais sincèrement avoir la paix pour le restant de ma vie… Me voilà le retour du balancier d’une telle présomption.

« On ne s’aime pas Christian, on se tolère au mieux. » Parce qu’on ne s’est jamais haï, mais il ne m’a jamais fait sentir qu’il m’appréciait particulièrement. Et je n’ai jamais mis de temps sur une relation vouée à l’échec. Sans doute, un jour, ai-je voulu faire partie de ses bonnes grâces, que j’aurais apprécié avoir un grand frère qui s’amuse avec moi, mais voyant rapidement que ça n’arriverait pas, j’ai rapidement jeté l’éponge.

J’inspire profondément en tentant de me faire une tête sur tout ce qui ressort de notre discussion d’aujourd’hui. « Jusqu’à quel point es-tu si désespéré pour me demander de l’aide? » Je ne pensais jamais poser la question à voix haute, amis je l’ai fait sans même m’en rendre compte que les mots franchissaient mes lèvres avec une facilité incroyable. Bien que je n’ai jamais été doué pour retenir tout ce qui me passe par la tête, il n’en reste pas moins qu’avec des gens comme Christina, vaut mieux apprendre à fermer sa gueule avant de se faire renvoyer nos paroles dans la face. « De toute façon, je ne peux pas prendre la décision tout seul. Je dois en parler à Run’ et Es’ avant tout. C’est leur maison aussi. Mais qu’on s’entende bien. Tu n’en serais qu’un locataire non permanent qui se dépêche de se trouver un logement autre et qui ne nous fera pas chier sur l’entretien, la bouffe, la déco ou quoique ce soit, capiche? » Sans même m’en apercevoir, je me suis avancé vers la table, j’avais appuyé mon coude contre la table pour le pointer de mon index, on ne peut plus sérieux dans mes paroles. J’étais enfin chez moi, dans mon havre de paix avec mes meilleurs amis et ce n’était pas vrai qu’il allait venir gâcher notre bonheur avec ses manies princières. « Sinon je te fous moi-même le coup de pied au cul qu’il te faut pour dégager de chez moi. » Sa mère aurait sans doute honte de la façon dont je traitais sa chair, elle qui m’avait si bien recueilli et qui m’avait élevé comme un fils sous son toit. Elle qui aurait facilement pu m’envoyer en famille d’accueil comme l’aurait voulu son mari. Mais justement, j’en ai assez baver pour vouloir ma quiétude d’esprit maintenant. Parce que tant que nous étions loin, tant que j'étais loin de la famille, le secret familial serait bien gardé. Maintenant avec Chris à proximité, rien n'était plus sûr.