Le froid bat les joues d’Askja dès l’instant où elle sort de la boutique. Le soleil est couché depuis longtemps, deux bonnes heures maintenant, mais la journée est loin d’être terminée. En l’honneur de la nouvelle année, et surtout en hommage au maire et à toutes les personnes décédées lors du tremblement de terre qui a secoué l’île, la ville de Reykjavik a organisé une multitude d’activités autour de la nature et de sa célébration. Askja ne peut pas s’empêcher de penser que, derrière tous ces projets, il y a sûrement une volonté de calmer le Huldufolk. Un rappel pour les islandais des merveilles de l’île — bien qu’elle soit perplexe quant à l’idée de la croisière, qui polluera sûrement plus qu’elle ne bénéficiera à la nature —, et une injonction à la préserver un peu mieux que ce qui a été fait par le passé.

Il ne lui a jamais vraiment fallu d’occasion pour aller admirer la beauté du ciel, mais il est vrai qu’elle n’a pas souvent l’occasion d’être témoin des fameuses aurores boréales, qui nimbent le ciel d’une aura verte et qui dansent entre les étoiles encore plus gracieusement que les nuages. L’organisation de cet événement l’a donc réjouie, lui offrant un prétexte pour libérer sa soirée, fermer la boutique plus tôt et aller rêvasser sur un morceau d’herbe, emmitouflée jusqu’aux oreilles dans sa grande écharpe brune.

Elle aurait bien aimé y aller avec Aodhan. Depuis leur rencontre, quelques mois plus tôt, ils ont pris l’habitude de se voir souvent, généralement sous le prétexte d’une nouvelle lecture, d’une explication en islandais ou d’une tasse d’un nouveau thé au café de la bibliothèque. La distance entre eux se réduit très lentement, leurs deux âmes meurtries par une peine de coeur préférant panser leurs blessures plutôt que de se jeter à corps perdu dans une nouvelle passion. Ces derniers temps pourtant, Askja sent leurs êtres se rapprocher, se tendre l’un vers l’autre d’une manière un peu différente. C’est assez naturellement qu’elle lui a proposé, en toute amitié, de venir avec elle sous les lumières du ciel.

Il a refusé, évidemment. Le restaurant sera ouvert toute la nuit, ce sera une grosse soirée pour le Perlan, il ne peut pas laisser les employés faire n’importe quoi sans lui alors qu’ils ont prévu un nombre impressionnant de couverts. Elle l’a compris, ne lui en a pas voulu — elle a fini par comprendre combien il est perfectionniste et attaché à son travail, mais elle était tout de même un peu triste de devoir sortir toute seule.

Et puis Adel lui a dit qu’Alex ne viendrait pas avec lui, ce soir-là. Elle en a oublié la raison, mais n’a pu s’empêcher de s’en réjouir. Ils passeront donc une partie de la nuit ensemble à faire ce qu’ils préfèrent : rien. Enlacer leurs mains et leurs âmes et raconter des mondes d’histoires en trois mots. Elle a prévenu Aodhan malgré tout, plus par politesse que pour se justifier. Manière de discuter, de partager avec lui un bout de sa soirée même s’il ne peut pas la passer avec elle. Elle attend toujours une réponse.

Elle a pris l’habitude de garder son téléphone sur elle, depuis que Merlin est parti. Elle qui l’oubliait tout le temps, le perdait régulièrement se surprend à vérifier qu’il est bien dans sa poche à différents moments de la journée. Elle attendait avant des nouvelles de son ancien amant ; quand elle a compris qu’elles ne viendraient pas, elle avait déjà pris l’habitude de garder un oeil sur le petit objet.

Elle tourne la clé dans la serrure de la boutique, après avoir baissé le volet de métal et éteint les lumières. Adel doit venir la chercher ici ; il n’est pas toujours ponctuel, mais elle est toujours patiente. Elle a hâte de le voir, un peu triste qu’elle est de l’avoir un peu délaissé ces derniers temps. Elle sait qu’il ne lui en tiendra pas rigueur, mais elle se promet de passer plus de temps avec lui à l’avenir. A commencer par ce soir.

askja & adel

Il n'avait pas envie d'y aller. Il avait terriblement envie d'y aller. Mais pas sans Alex. C'était comme l'abandonner pour prendre du bon temps. L'oublier, le laisser de côté... Etait-il réellement capable de faire ça ? Depuis qu'ils étaient ensemble, ils avaient tout fait ensemble. Tout ce qui était important du moins. Tout ce qui comptait. Ce soir pourtant, il serait avec quelqu'un d'autre. Une personne qu'il aimait aussi, mais d'un amour différent. Et puisque c'était elle, peut-être que l'absence de celui à qui appartenait son cœur était un chemin à prendre pour cette fois. Jamais il ne retrouvait Askja au hasard. Elle était un filin relié à son destin, une réponse à des questions muettes, une fleur qu'on regarde s'épanouir d'un air à la fois fier et rêveur. Il ne l'avait pas vue depuis longtemps, par ailleurs, et même si leurs âmes étaient liées depuis leur rencontre sous la Lune, ne pas la voir lui avait manqué. Il en prit la pleine conscience qu'il aperçut sa silhouette se découper au loin.

Un sourire fleurit instantanément sur ses lèvres, et son pied accélera sans même en avoir conscience. Askja était d'une beauté irréelle à ses yeux, et il aimait à croire qu'elle n'était pas de ce monde. Arrivé à sa hauteur, son sourire mangeait la moitié de son visage, et il rayonnait, son cœur coupable oubliant l'espace d'un instant qu'il laissait sa moitié de côté pour battre quelques heures aux côtés d'un autre, celui d'une sœur, d'une âme jumelle. Il éteignit le moteur de sa voiture et sortit en trombes. « Engillin, tu m'as manqué ! » Adel n'avait jamais de l'appeler ainsi depuis le solstice. Elle était un ange à n'en pas douter. Il l'attira contre lui et l'enlaça en soupirant. Il s'imprégna de son parfum qu'il aurait reconnu entre mille, de l'odeur fleurie de ses cheveux et cette aura mystique qui nimbait toujours sa personne. Elle avait pourtant quelque chose de plus triste ce soir... Une ombre à l'orée du cœur. Comme lui. « Alex est malade. Et sa jambe est toujours douloureuse... Il n'a pas voulut que je reste avec lui. » Il sentit la piqûre de la culpabilité dans sa chair, et grimaça. Il n'aimait pas l'idée de l'avoir laissé seul dans cet état pendant qu'il irait admirer un miracle de la nature. Il avait cependant promis de profiter, et de rapporter des aurores dans son cœur pour les partager avec lui. A cette pensée, son sourire revint, et la présence d'Askja le réchauffait aussi. « Et toi mon ange, il n'y a donc que moi qui t'aime assez pour aller admirer la magie ? Ceci dit, qui de mieux qu'un guide pour ne pas te perdre ? Et moi, j'emmène une fée. Je crois qu'on a choisi au mieux finalement. Prête pour cette aventure ? »

Adel n'avait plus fait grand chose de réellement spécial depuis le tremblement de terre... Cet événement, qui avait ébranlé la ville et le pays entier, avait été synonyme de tragédie et de souffrance, mais également, pour lui, de renouveau et de bonheur. Que la ville organise cette manifestation pour ses habitants avait un côté à la fois rédempteur et terrifiant... Comme si maintenant, tout pouvait arriver. Dans le bon comme dans le mauvais sens. Les aurores boréales avaient toujours été particulières pour les islandais, et des gens venaient du monde entier pour admirer ces lumières venues d'un ailleurs invisible. En les regardant, on oubliait souvent jusqu'à son corps... Et Adel avait besoin de ça, ce soir. De s'abandonner, quelques heures... De laisser son âme voguer, pour se perdre, se chercher, et retrouver. Et soudain, Askja était la personne idéale. Elle l'avait toujours été, dans ce moments-là. Et il espérait qu'elle y trouve le même salut... A deux, ils étaient plus puissants, et leurs énergies mêlées n'avait de limite que celles qu'ils voulaient bien leur donner.

Adel eut soudain un flash. « Oh attend ! Avant qu'on parte j'avais quelque chose pour toi.  » Il attrapa une petite boîte sur le siège passager et la lui tendit. « C'est un edelweiss. J'en ai fait un pendentif, pour qu'il soit plus facile à porter. C'est mes parents qui me l'ont ramené, mais c'est une fleur bien trop pure et fragile pour moi. Avec toi, elle sera mieux. »

― made by hope ―

Un petit flottement semble embrasser le monde quand finalement la silhouette d’Adel se dessine dans la brume. Elle reconnaîtrait sa démarche chaloupée entre mille, et pourtant c’est son âme plus que ses yeux qui brille un peu plus fort avant même qu’il ne soit arrivé. Malgré le temps qui les a séparés, ils se reconnaissent encore, toujours, pour toujours.

Quand il descend de sa voiture, elle s’est déjà approchée, pressée de le prendre enfin dans ses bras. Elle rit de sa précipitation à sortir du véhicule, fait la moitié du chemin vers lui, joint ses mains aux siennes alors qu’ils s’attirent mutuellement dans une étreinte tendre. Il lui a manqué aussi.

Ils restent quelques secondes ainsi, dans les bras l’un de l’autre, quelques secondes pendant lesquelles elle oublie Aodhan, elle oublie Merlin, elle oublie la boutique et le chat et la colocation trop vide, quelques secondes où elle ne s’emplit que de lui, de son odeur fraîche et végétale et de son corps autour du sien. Et puis elle entend dans les battements de leurs coeurs qu’aujourd’hui encore, ils sont alignés, en cela que la lumière qu’ils partagent est teintée d’une tension nébuleuse.

Alors qu’ils s’écartent doucement, le mal-être d’Adel s’écoule entre ses lèvres aussi naturellement qu’un ruisseau forestier. Elle espère que leur relation durera toujours ; que tout sera toujours aussi simple, aussi beau, aussi bon. Ils ne se cachent derrière aucun faux-semblant, ne tournent pas pendant d’interminables moments autour de leurs maux ou de leurs passions. Ils sont, c’est tout — et c’est à ce jour ce qu’elle a connu de plus doux. Elle ne peut s’empêcher de froncer les sourcils, pourtant, à la mention de la blessure d’Alex. Machinalement, elle plie et déplie les doigts de la main qu’elle a blessée, elle aussi, lors du tremblement de terre. Une cicatrice étoilée couvre encore sa paume et le dos de sa main ; elle se doute qu’elle y restera sûrement pour toujours. Certains jours, elle a encore l’impression de sentir la rude barre de métal froid la transpercer. Pourtant, même cette douleur n’a pas su effacer de sa mémoire la rivière de sang dans laquelle baignait Alexander.

Elle se force à chasser de sa mémoire ces souvenirs mornes. Elle les revoit assez la nuit, dans ses cauchemars — et le jour, quand elle laisse échapper un stylo, un outil, un pot de terre, des fourmillements parcourant son bras jusqu’au bout de ses doigts. Le surnom qu’Adel lui réserve ne manque pas de lui réchauffer le coeur, et elle laisse échapper un petit rire à sa remarque.

“Je n’aurais pas souhaité de meilleure compagnie que toi, Heimurinn.”

Un soupçon de culpabilité l’étreint alors qu’elle pense à Aodhan, et au message qu’elle lui a envoyé et qui est resté sans réponse. Tant pis.

“J’avais proposé à quelqu’un d’autre de venir avec moi, mais il n’était pas disponible. Tu sais comment sont les hommes …”

La remarque se veut humouristique, et elle la ponctue d’un soupir exagéré et d’un roulement de ses yeux vers le ciel.

“Je pensais que tu irais avec Alex. Je t’aurais proposé de m’accompagner plus tôt, sinon !”

Ses paroles se perdent à moitié dans l’agitation de leurs corps occupés à se serrer dans l’espace réduit de l’habitacle de la voiture. Alors qu’elle est occupée à refermer sa ceinture de sécurité, elle entend Adel s’exclamer et se pencher pour attraper quelque chose derrière eux. Quand elle se redresse vers lui, écartant quelques mèches rousses de son visage, il lui tend une petite boîte.

Lorsqu’elle l’ouvre, ses yeux s’écarquillent et son coeur rate un battement. Un magnifique collier s’y niche ; un edelweiss monté sur un pendentif argenté. Elle le touche d’un doigt tremblant.

“C’est pour moi ? M-mais, Adel, si c’est de tes parents … ?”

La pure bonté de l’acte d’Adel l’émeut autant que la beauté de la fleur, symbole de pureté autant que de courage et de détermination. Elle est profondément touchée de son geste, et s’empresse de venir placer la petite fleur sur sa poitrine.

“Elle est magnifique … Merci.”

Elle se penche en avant pour lui plaquer un petit baiser sur la joue. C’est la première fois qu’on lui offre un bijou.

askja & adel

Tout avait toujours été simple avec Askja. Depuis le début. Il l'avait connue dans une autre vie. Ou plusieurs. Elle était comme un souvenir, une impression de déjà vu. Un récurrence dans un monde où tout paraissait si éphémère et sombre parfois. Avec elle, Adel se sentait toujours à l'aise, et ancré dans une réalité, paradoxalement qu'avec Askja, rien n'était jamais la réalité. A l'image de ce qu'ils allaient vivre ce soir, entre miracle et science, un mélange subtile qui définissait Adel, et sa façon d'aborder la vie. Il rit à la remarque de son amie concernant les hommes, mais ne manqua pas d'entendre la déception et la tristesse dans sa voix. « Tu as raison, les hommes ne sont bons à rien, et la plupart oublient qu'ils sortent du ventre d'une femme... » Il sourit, parfaitement sérieux. Il avait grandit dans une famille tolérante et ouverte d'esprit et avait été élevé à part égale par les femmes et les hommes. Par ailleurs, il s'était fait botter les fesses par sa sœur suffisamment souvent lorsqu'ils étaient petits - et encore aujourd'hui - pour oser dire du mal des femmes. Il les trouvaient toutes d'un courage incroyable, même si Askja demeurait la plus merveilleuse à ses yeux. Il ne la considérait d'ailleurs qu'à moitié comme une femme ; elle était un ange avant tout.

« Qui pensais-tu meilleur que moi pour ce périple ? » Il était curieux, il s'en rendait compte, mais les secrets n'avaient de pouvoir que celui qu'on voulait bien leur donner en les gardant pour soi... Adel s'inquiétait surtout pour son amie ; elle était si pétillante, à l'image des fleurs qu'elle vendait ; pleine de couleurs, aux mille parfums, aux multiples visages... Et elle sortait d'une phase suffisamment difficile - comme beaucoup d'entre eux après le tremblement de terre - et Adel ne pouvait s'empêcher d'être inquiet et de désirer son bonheur. Lui avait trouvé le sien. Alex et lui s'ajustaient encore, mais ils étaient ensemble, et c'était tout ce qui comptait pour le jeune homme.

Pour l'heure, il sentit son cœur bondir en voyant la réaction de son amie à son présent. Elle avait un sourire céleste, et la joie qu'elle ressentait irradiait de tout son être.« C'est à moi. J'en fais ce qui me plait... Et ils seraient heureux de savoir que quelqu'un saura le chérir... mieux que moi en tous cas. Ça n'aurait jamais été à Alex non plus... pas son style. Mais toi... Quand je l'ai eut en main, c'est ton visage que j'ai vu se dessiner, et ton parfum que j'ai senti dans l'air. » Il lui sourit tandis qu'elle lui collait un baiser sur la joue et qu'il démarrait sa voiture. Le soleil n'allait pas tarder à se coucher, et ils avaient de la route à faire. Les aurores n'attendraient pas. Ou peut-être que si...

« Comment vas-tu depuis... enfin, je suis désolé de n'être pas passé plus souvent. Avec Alex... et mes bras. C'était égoïste. Tu m'as vraiment manquée. » Il s'en voulait de l'avoir délaissée ces dernières semaines. Il s'était passé tant de choses, et la douleur avait frappé tant de gens qu'il aimait... Ses amis avaient été nombreux à être victimes du tremblement. Il avait détesté les voir souffrir. Il avait cru perdre James. Puis Alex. Il aurait préféré souffrir mille morts que subir la douleur d'un deuil. Il préférait en être à l'origine que victime.

Ils sortaient enfin de la ville et Adel se détendit. Il grimaça, ses bras engourdis par l'effort qu'ils devaient fournir. Il avait été très bien soigné, même s'il garderait à vie les cicatrices qui couraient sa chair. « Cet événement... c'est pour nous faire oublier ce drame je crois... Mais qui pourra jamais oublier réellement ? C'est gravé dans nos chairs, dans nos âmes et nos cœurs. Je ne pourrai jamais oublier. Mais je m'estime chanceux. Tous ceux que j'aime sont sains et saufs. Différents, abîmés, mais vivants. Et pour ça, je suis reconnaissant. » Il se tourna vers son amie et posa une main sur sa joue. Pour elle, tout n'était pas si doux, et il s'en voulut soudain d'amener un tel sujet entre eux. Mais étrangement, il en avait besoin. Tout le monde évitait de l'évoquer, pour ne pas ressasser la douleur, la terreur. Mais Adel avait besoin que les mots sortent pour leur enlever leur force destructrice. Pour qu'ils ne lui brûlent plus la gorge et ne hantent plus ses pensées au quotidien, et son sommeil la nuit. Sous la lumière colorée des aurores, il espérait parvenir à les crier assez fort pour qu'ils se noient dans l'immensité du monde.

― made by hope ―