[Mai 2020]

L’air frais surprend un peu Askja alors qu’elle sort encore toute tiède de la petite salle dans laquelle elle se trouvait. Elle plisse le nez. On croirait bien qu’après trente ans passés sur son île de glace, elle ne serait plus surprise par le froid — et pourtant. Elle est toujours un peu surprise, Askja. C’est peut-être un peu ça aussi, au fond, la magie. Ça, ou alors c’est la grossesse. Peut-être qu’elle frissonne juste parce qu’elle a les hormones en berne, qu’elle mesure trois mètres de plus au niveau de la taille et que toute la graisse qu’elle stocke sur les hanches semble uniquement être là pour la pousser à se cogner à tout ce qui l’entoure. D’un coup, elle a un peu envie de pleurer.

C’était censé la détendre, pourtant, ces cours de sophrologie. L’aider à prendre conscience de son corps, parce qu’il change beaucoup, ce corps, et puis l’aider à aborder sa grossesse de façon sereine. Parce qu’elle a commencé si sereinement cette grossesse ...

Derrière elle, la porte ne claque pas. Elle regarde devant elle mais elle sent Thea s’approcher quand même. C’était peut-être ça le seul but de ces cours de sophrologie : lui faire rencontrer Thea. Elle est à cinq mois de grossesse et sa vie ne lui a jamais paru si chaotique. Sans Thea, elle ne sait pas si elle tiendrait le choc.

Oh bien sûr, Oz et Roméo sont des soutiens incroyables. Elle a retrouvé le plaisir d’être chez elle, chez eux, alors que ce plaisir avait été bien mis à mal par le départ de Merlin qui lui avait brisé le cœur et par le départ de Sindri qui l’avait finalement achevée ; mais ça va mieux maintenant. Les deux jeunes hommes sont aux petits soins avec elle. Mais ils ne comprennent pas tout. Ils ne comprennent pas tout ce qui change, tout ce qui l’inquiète, tout ce qu’elle ressent.

L’arrivée de Thea l’a bouleversée. Elle a bouleversé sa vie, peut-être. Pour la première fois, Askja a rencontré une femme avec laquelle elle s’aligne parfaitement. Pas comme Adel, qui est plutôt comme une extension d’elle même ; pas comme Fenrir ou comme Oz qui sont définitivement très doux mais qui restent des hommes. Pour la première fois, Askja a rencontré une femme qui pourrait bien être son amie. C’est un peu vertigineux comme idée, et pourtant certains matins c’est la seule chose qui lui permet de sortir du lit. Thea comprend.

Askja s’est toujours considérée comme quelqu’un de solitaire, meme si la vie en colocation a pu lui faire envisager les choses un peu différemment. Pourtant, le vide laissé par le départ d’Aodhan ; et pire, le vide laissé par leur rupture, l’ont laissée sous l’emprise d’une douleur et d’une solitude que même la Petit Feuille qui grandit dans son ventre n’a pas pu combler. Et si sa rencontre avec Thea ne panse pas toutes ses plaies, elle en adoucit certainement quelques unes.

Quand la chaleur de la jeune femme la rejoint, Askja lève un visage un peu rouge vers elle pour lui adresser un sourire.

« Désolée, je t’ai claqué la porte au nez. »

Elles doivent aller boire un thé toutes les deux. Elles font ça après chaque cours, et Askja ne manquerait ce rendez-vous pour rien au monde.

[Mai 2020]

Parfois, Askja maudit la décision qu’elle a prise de quitter le chalet pour venir vivre seule à Reykjavik. Elle se dit que tout aurait été plus simple si elle était restée avec ses matriarches, si elle avait repris leur petite affaire familiale dans un anonymat relatif sans rêver de plus grand. Elle n’aurait jamais eu de problèmes d’argent, elle n’aurait jamais été seule. Elle n’aurait jamais rencontré Aodhan, et elle n’aurait jamais perdu Aodhan.

Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Elle rêvait de la ville depuis petite. Elle rêvait de s’y installer, d’en parcourir les rues, d’en contempler les badauds. Elle rêvait de sa propre boutique, de sa propre indépendance, de sa propre vie. Elle a trouvé tout ça en déménageant. Elle a trouvé ce petit local poussiéreux et un peu trop humide que ne coûtait pas pas trop cher, elle a trouvé la colocation après un long moment passé à dormir dans l’arrière boutique. Elle a rencontré Aodhan.

Elle a trouvé la vie qu’elle souhaitait, jusqu’à cet instant fatidique. Quel a été le point de non retour ? Quel a été le moment précis où tout a basculé et où elle a tout perdu ? Peut-être que le pas de trop a été fait cette nuit-là, quand Aodhan et elle se sont enlacés pour la première fois, quand leurs corps en ont conçu un troisième sans que l’idée même leur traverse l’esprit. Peut-être que c’a été plus tard, quand elle l’a découvert et qu’elle n’a rien fait. Peut-être encore après, quand elle était tellement décidée à l’annoncer à Aodhan qu’elle n’a pas voulu reculer quand il lui a demandé. Quand elle a senti sa pommette exploser sous le revers de sa main. Quand elle est partie, peut-être. Peut-être aurait-elle dû rester.

Elle n’a plus rien que ses regrets maintenant. Elle a perdu Aodhan, elle maintient a peine la boutique à flots et surtout elle a perdu son indépendance pour toujours. Elle devra toujours compter avec la petite feuille qui grandit dans son ventre. Parfois, elle est un miracle de la nature et Askja s’étouffe dans l’amour qui lui enserre la poitrine à la pensée de ce petit être qui est un peu d’elle et un peu d’Ao, apogée merveilleuse de ce qui devait être et qui a toujours été. Parfois, elle est un boulet dans la poitrine et une chaîne aux chevilles et elle a l’impression d’avoir fait la plus grosse erreur de toute sa vie en gardant cette enfant. Et quelle culpabilité la ronge quand elle pense à ces moments, quand elle pense à plus tard, à ce qu’elle aura à lui offrir - une chambre dans une colocation, un père terroriste incarcéré et une mère sorcière à demi folle, et puis quoi ?

Heureusement, il y a Thea. Thea lui donne foi en l’avenir. Elle lui donne foi en elle, en sa grossesse, en ses choix. Elle lui rend la confiance qu’elle perd lorsqu’elle réfléchit trop ou que les hormones lui font la vie dure. Elle lui remet les yeux là où ils doivent être et les pensées en place, avec son pragmatisme toujours un peu plus doux envers elle qu’envers les autres. Et parfois, rien qu’en la regardant, si forte et si fière, Askja n’a même pas besoin de s’épancher pour reprendre courage.

« Chez toi ? Oui, avec plaisir ! »

C’est un peu inhabituel. Askja n’est encore jamais entrée dans la maison de Thea, bien qu’il lui arrive de l’y raccompagner ou de venir l’y chercher. Elle ne l’a jamais invitée à entrer, et Askja a religieusement respecté cette limite tacite imposée par son amie. Qu’est-ce qui a bien pu changer aujourd’hui pour que Thea l’invite aujourd’hui ?

« Des muffins ? »

Askja croit perdre la boule, enfin. Ça devait bien arriver un jour. Ou elle entend mal alors ? Thea, sa belle et fière et froide Thea à préparé des muffins ? Pour elle ?

Les yeux d’Askja deviennent vitreux alors que l’émotion la gagne. Les hormones de la grossesse lui font vraiment la vie dure. Elle se retient de renifler et détourne pudiquement le regard.

« Oui c’est une très bonne idée ! J’ai hâte de les goûter. »

Alors qu’elles prennent la direction de la maison de Thea, Askja refoule avec force conviction une idée sournoise qui lui murmure à l’oreille. Aodhan cuisinait tout le temps pour elle. Aodhan cuisinait tout le temps pour elle. Mais Aodhan est parti, pour toujours. Elle doit avancer maintenant. Pour Thea, pour la petite feuille, et pour ces merveilleux muffins qui sont devenus, dans l’esprit de la rousse, la chose la plus désirable du moment.