Le dos confortablement appuyé contre le matelas de son lit, les jambes dans les airs appuyées contre le mur de sa chambre, j’observe le plafond d’un air amusé. « Non, mais attends Run, tu aurais dû voir sa tête quand je lui ai fait réaliser que du tataki de thon c’est froid. Il m’a carrément demandé un steak de thon à la place en m’obstinant que c’était comme ça que ça se fait! On s’entend que le cuistot était pas particulièrement content et qu’en plus il ne comprenait pas plus que moi le client! » Je ne peux m’empêcher de rire de ce client qui sera maintenant dans les anales de nos pires clients. Et avec Runny, c’est encore plus facile d’en rire puisque normalement je peux lui montrer tous ces lourdeaux qui ne comprennent rien à rien, mais qui se pensent trop cool parce qu’ils ont de l’argent dans leur porte-feuille. Je m’amuse à bouger mes orteils, les observant bouger pendant que je discute avec ma meilleure amie. « Et finalement avec Jona tu as pris une décision? » Je me casse le cou pour pouvoir l’observer avec une mine presque pour la défier. Avec tout ce qu’elle m’a déjà dit sur cet amour qui ne semblait pas vouloir fonctionner, je me demandais si elle avait décidé de le quitter ou de continuer de jouer avec lui. Quoi? De la curiosité tout simplement.

Et pendant une seconde, j’entends la porte se refermer, mais je n’en fais pas vraiment de cas, me disant que ce doit être Christian qui entre ou sort. Il faut dire que je ne retiens pas particulièrement ce qu’il me dit, encore moins si c’est pour des rendez-vous galants avec ces pauvres dames. Sérieusement, pauvres filles qui se tapent une soirée avec lui. Il doit être si chiant avec ses blagues trop nulles et son envie irrépressible de montrer à quel point il est beau, il est bon et il a tout ce qu’il veut. Pfffft. Comme on dit, la pomme est pas tombée bien loin de l’arbre… Quoiqu’à choisir entre mon père et Christian, je préfère le second. Il réussi quand même un peu à être moins chiant que son père. Quoique… il me semble qu’il avait dit ne pas revenir ce soir. « Attends, tu attendais Jona finalement? Ou un autre prince charmant? » Je lui fais de beaux petits yeux papillonnants en me retournant un peu sur le ventre, me donnant un peu l’air d’une baleine échouée. « Autant aller l’accueillir tout de suite! »

Je me relève en vitesse en dévalant un peu les marches pour arriver avant mon amie, complètement dans le rôle que c’est une Romeo pour elle. Mais en arrivant au salon, c’est une toute autre idée que ce que j’avais en tête. Je savais que notre meilleur ami était parti pour affaires, mais je ne pensais pas qu’il reviendrait ce soir. D’un immense sourire aux lèvres, je m’avance vers lui. « Franchement, tu pourrais faire un effort avec ta famille dude! On se fait du souci quand tu pars, tu pourrais au moins nous prévenir que Runny range la maison et fasse à manger! » Ah oui, parce que je ne considère jamais mon cas dans l’entretien de la maison, même si en vrai, je fais ma part comme tout le monde! Mais quelque chose cloche avec Esra qui n’est pas simplement cet air fatigué au visage. « Ouais ben tu pourras lui dire de se calmos les neros avec toi. Parce que c’est pas en nous rendant ton corps fatigué et meurtri qu’on va arriver à faire quelque chose avec toi! Tu t’es vu l’allure? » Je me penche un peu pour le prendre dans mes bras. « Mais au moins ça te donne un vrai air de dur à cuire ce coquard. Tu pourrais presqu’être aussi beau que moi! » Sauf que je sens sous mon accolade qu’il y a autre chose qui ne va pas, qu’il y a un certain manque de consistance. « Eh oh, il est où mon steak autour de tout ce paquet d’os? » Parce qu’il n’y a pas besoin d’être un génie pour comprendre quand on connaît Esra.

On est mardi soir, il est tard et comme d’habitude ni Levi ni moi ne sommes fatigués. Il faut dire que nous étions encore dans l’adrénaline de nos soirées respectives, lui comme moi venions à peine de rentrer à la maison. Mon ami était d’ailleurs en train de me raconter comment ça c’était passé au boulot avec des anecdotes croustillantes. C’était un jeu entre nous. Nous répertorions nos pires clients dans un classement que l’on mettait régulièrement à jour. Parfois nous menions de longs débats pour savoir qui resterait ou non dans le top 10 mais notre number 1 restait le même depuis bientôt cinq ans maintenant. Le crétin qu’il était en train de me décrire méritait pourtant une belle médaille je dois l’avouer. « Il n’y a qu’un richo comme ceux que l’on voit régulièrement pour trouver un moyen de taper un scandale pour un truc pareil. C’est pour ça que je n’ouvrirais jamais un grand restaurant qui se veut un peu guindé. Les clients sont insupportables. » Je dois avouer que j’aurais été curieuse de voir la tête de celui-là malgré tout. Juste pour savoir s’il a vraiment la gueule que j’imagine.
Un bref silence se fait sentir dans ma chambre où nous sommes posés tandis que Levi joue avec son ombre et que je suis moi-même occupée à nous rouler un joint. C’est finalement mon coloc qui le brise d’une question à propos de ma vie sentimentale. A son regard je devine qu’il cherche à me soutirer des infos pour me charrier. Manque de bol j’ai une longueur d’avance sur lui. Je hausse donc les épaules et répond simplement comme si c’était une information tout ce qu’il y a de plus anodine. « Je l’ai largué il y a déjà plusieurs jours. » J’avais seulement gardé ça pour moi puis j’avais fini par oublier de relayer la nouvelle. « Je t’ai pas beaucoup vu cette semaine » je me justifie pour me défendre quand il me dévisage.

Je n’ai pas le temps d’en raconter plus qu’un bruit nous interrompt. Celui de la porte d’entrée. Quelqu’un vient de pénétrer à l’intérieur. Et ça ne peut pas être Christian parce qu’il nous a annoncé qu’il serait absent pendant deux trois jours. Levi et moi nous regardons donc, l’air aussi interloqué l’un que l’autre. L’heure ne m’inquiète pas plus que ça, on a l’habitude de recevoir un peu n’importe quand mais l’identité de l’intrus me fait me poser des questions. Ce qui ne semble pas être le cas de mon ami qui est persuadé que j’ai invité un amant ou Jona. Ce gamin est aussi insupportable que nos pires clients. Je n’ai pas le temps de lui répondre que je n’attends personne qu’il a déjà filé en trombe. Quant à moi je prends encore quelques secondes pour finir de rouler mon cône que j'embarque ensuite avec moi.

Une fois dans le salon je suis heureuse d’y découvrir Esra, notre meilleur ami et dernier colocataire. Levi est déjà en train de le souler de paroles quand j’apparais et je commence nos retrouvailles en donnant une tape sur l’épaule de Levi. « Eh oh je suis pas Conchita ok ? Redis un truc comme ça et je te file mon prochain tour de ménage ! » je m’insurge. Mais ma colère ne dure pas. Enfin je me concentre sur Esra que je reluque des pieds à la tête. Il n’a vraiment pas bonne mine et ce détail n’échappe pas à des personnes comme Levi et moi qui nous préoccupons de sa santé. Je lui accorde cependant un sourire franc et sincère à l’idée de le retrouver et viens le serrer dans mes bras. « Esra ! Tu nous as manqué ! » Je n’enfonce pas le couteau ça serait inutile mais Levi n’a pas tort. Ce n’est pas l’habitude de notre ami de ne pas nous prévenir lorsqu’il rentre au bercail. Ce qui sous-entend qu’il nous cache quelque chose.
Ce n’est que lorsque je recule après notre étreinte que j’aperçois un hématome sous son œil et comprends les allusions de Levi. J’en reste bouche bée l’espace de deux secondes laissant notre cadet débiter un flot impressionnant de paroles. Je détourne finalement le regard et m’assois sur le canapé pour allumer mon joint. J’en tire une taffe avant de le tendre en direction des garçons. « ça interesse quelqu’un ? » je demande. « C’est quel genre ton nouveau client exactement ? C’est lui qui t’a fait ça ? Si c’est le cas j’espère que les gardiens ou quelqu'un a pris ta défense quand même ! » Si Levi reste le roi du sarcasme dans ces occasions j’en suis incapable en ce qui me concerne si on s’en prend à quelqu’un que j’aime.

« Un peu ouais que tu aurais dû prévenir! » Je fais exprès d’enfoncer un peu plus le clou, mais si ce n’est qu’en apparence que pour le charrier, j’aime bien savoir que mon meilleur ami me reviendra bientôt. Mine de rien, le savoir loin est souvent pénible. Runny je l’aime de tout mon coeur, mais y’a des conneries que je peux dire ou que je peux faire qu’avec Esra. Et vice-versa. Je suis toujours impatient d’avoir son texto qui annonce son retour, au moins on peut s’arranger en conséquence. « Imagine si j’avais travaillé ce soir! Comment ç’aurait été la merde de te voir qu’en arrivant et complètement crevé du boulot en plus! Recommence pas! » Je le menace très peu subtilement du doigt, mais avec une moue amusée au visage qui vient carrément défaire l’effet menaçant que je voulais me donner. J’avoue aussi que j’imite quelqu’un… une certaine fille qui veut le contrôle de la vie de mon meilleur ami…

Je m’esclaffe alors qu’il me dit que personne ne peut rivaliser avec moi. Bien évidemment que personne ne le peut! Et je le lui fait sentir qu’il vise juste en lui affichant un air à la Héra qui se prend pour le centre du monde. Je vois bien les yeux de Runny qui trouvent sans aucun doute que j’exagère comme d’habitude, mais je m’en fiche. Esra ne le prendra jamais mal parce que ç’a toujours été un jeu depuis qu’il m’a rejoint dans l’univers des drags. « Je verrai ce que j’arrive pour essayer de t’approcher de ma hauteur incroyable! » Je balaie des cheveux invisibles dans le vent, par-dessus mon épaule, faisant ricaner notre amie commune.

Prenant place à leur côté, je tends la main à Runny pour partager son joint pendant qu’Esra refuse. C’est son choix, mais ça l’aiderait à se détendre, j’en suis sûr. Je lève les yeux au ciel à son avis. Ça crève les yeux qu’il a pas bouffé convenablement. Voilà, une des raisons pour laquelle je déteste quand il part loin et surtout quand on est pas au courant de combien de temps il est parti, parce qu’il fait n’importe quoi qui n’est pas bon pour sa santé. Quoique… je doute que Runny et moi soyons bons pour sa santé, particulièrement sa santé mentale, mais ça c’est un autre débat. J’expulse la fumée de mes poumons en tendant le bras vers Runny, mes sourcils se fronçant un peu sous le demi-aveu. « Ok, donc le fantôme d’amour qui a fait que tu es devenu un fier défenseur des lois est maintenant ton client. Eh bah… Il a fait quoi? Il a trouvé que tu avais d’autres amis que lui dans la vie, s’est battu à mort avec une autre personne et maintenant il croupit en prison en priant très très fort que ce soit toi son avocat? » Bon, encore des conneries. Je promets de m’arrêter après. Peut-être. J’incline doucement ma tête contre celle de mon meilleur ami qui pose la sienne contre mon épaule. En vrai, tout ce que j’essaie de faire c’est de dédramatiser un peu la scène parce que franchement, Esra fait bien pitié en ce moment. Je l’ai rarement vu dans un état pareil. « Et ça te fait quoi de voir que finalement ton fantôme est en vie? Tu peux le prendre quand même? Tu n’es pas en sorte de conflit d’intérêt? » J’y connais rien moi dans ce domaine, ce n’est pas pour rien que je ne suis qu’un serveur dans un resto un peu trop chic. Mais quelque chose me dit que nous n’avons pas terminé d’entendre parlé de cette histoire-là…