Une à une, il s'appliquait à tirer sur les pétales, les laissant glisser entre ses jambes repliées en récitant de tête les paroles de la comptine ;
'un peu, beaucoup, passionnément, à la folie... pas du tout.' Il regarda sa fleur, à présent presque nue de sa robe immaculée, et se sentit soudain très mal. Souffrait-elle autant que lui de ce traitement ? Etait-ce une façon pour lui de se sentir moins seul ? Ou d'imaginer que quelqu'un, quelque part, l'aimait peut-être ? Pas comme son père l'aimait. Mais comme un ami. Quelqu'un qui le comprendrait, sans juger. Quelqu'un qui ne se moquerait pas, qui ne s'amuserait pas à le pousser pour le voir se tétaniser ou se laisser aller à une crise de panique. Quelqu'un qui l'aimerait sans l'accuser d'être ce qu'il était. Sans le forcer à devenir quelqu'un d'autre.
Il avait essayé, bien sûr qu'il avait essayé. Même s'il ne comprenait pas ce qu'il avait de différent, ni même ce que cela avait de gênant... Il était Vali, il aimait les fleurs, les oiseaux, les insectes, les animaux, le bruit des vagues et le parfum de vent, la lumière du soleil qui éclatait en mille couleurs sous la pluie, et dessiner des formes dans les nuages. Être seul. Lire, dessiner, lécher le plat quand papa faisait des gâteaux, courir pieds nus dans l'herbe et puis s'y allonger, le soir venu, pour saluer ses amis du ciel et tenter d'apercevoir une étoile filante. Se blottir devant la cheminée quand dehors le froid était trop glaçant pour s'y aventurer, mais y aller quand même et s'émerveiller de la neige scintillante, du cristal miroitant du givre, et de ces couleurs qui paraissaient encore plus intenses et irréelles face à l'immaculé... Rêver d'un bateau, et se croire marin l'espace d'un instant. Imaginer un frère ou une sœur qui serait pour lui tout ce qu'il voulait bien être pour les autres. Savoir voler. Devenir une fleur, juste une journée. Pouvoir dire 'passionnément' en arrachant la dernière pétale. Et se retrouver avec un ami sous le nez, prêt à l'accepter, et vivre des aventures à ses côtés, sans jamais juger.
Rire.
Jouer.
Câliner sans avoir cette étrange sensation de ne pas être à sa place.
Être ailleurs qu'ici, seul face à l'infini d'une vie incertaine, oublié, ou trop invisible pour exister. Être invisible pourtant parfois, pour vaincre le mal en devenant personne. Rendre son père fier, et heureux. Le voir sourire encore, et jusqu'à sa mort. Qu'il ne meurt jamais, parce que sans lui, Vali serait véritablement seul pour de bon.
La dernière pétale le nargue, et il hésite. Il sait ce qui vient ensuite. Il glisse ses doigt sur le dernier rempart à sa solitude et tire d'un coup, les yeux fermés, comme quand on retire un pansement pour éviter d'avoir mal. Il murmure entre ses lèvres la suite de la comptine
« A la folie. » Et lorsqu'il les ouvrent, ses yeux tombent sur un petit garçon, là, juste face à lui. Comme un mirage. Ou un miracle. Son vœu réalisé. Il lui sourit et Vali lui répond d'instinct. Parce qu'il lui ressemble. Parce qu'il est là en silence, et qu'il est là tout court. Ses yeux pétillent, et il lâche le cœur de la fleur dénudée en se redressant.
« Tu veux être mon ami ? »PS : spéciale dédicace à
@Elias Solverson qui est le 'petit garçon' de la fin