Il ouvre un œil alors que Declan a décidé que c’était visiblement le bon moment pour se raser, tourne sur le côté sans se relever pour le regarder faire, immobile. Son ventre lui fait affreusement mal, et il n’a pas besoin de le regarder pour savoir qu’il est devenu violet, comme sans doute un coin de sa mâchoire et sa pommette. Mieux vaut regarder Declan, qui ne cesse de trembler depuis qu’il essaye d’arrêter la cigarette et qui a l’air de tester ses limites en tenant un rasoir plus ou moins fermement. Un minuscule sourire amusé flotte sur les lèvres d’Aodhan alors qu’il le voit se couper pour la quatrième fois, mais il ne bouge toujours pas. Il ne bougera pas, de toute façon. Il n’est pas censé aller en cuisine avant quatre heures, et il n’a aucune envie de prendre le risque de sortir de sa cellule et de croiser des gardes pour l’instant. Son corps est trop douloureux, et il n’est pas sorti d’isolation il y a si longtemps que cela, alors il n’a pas très envie d’y retourner. Les hallucinations sont toujours là. Elles dansent quelques secondes dans le miroir où ne se reflète plus le visage de Duncan, puis elles disparaissent et il revient.

« O’Flahertie, visite. »

Ses sourcils se froncent alors qu’enfin ses yeux lâchent le reflet pour se poser sur le garde dans l’entrebâillement. La dernière fois que c’est arrivé, c’était Esra, mais il n’est pas censé revenir avant de régler cette affaire de gardes. Qui d’autre, alors ? Il avait bien pensé que peut être, Grace viendrait, mais depuis le temps qu’il avait passé là – six mois et une semaine, à en croire les traits sur le mur de son lit – il ne l’attendait plus. Les autres membres de l’IRA n’étaient pas assez idiots pour venir dans la gueule du loup, et il le leur avait de toute façon expressément interdit dès qu’ils avaient pris contact avec lui. Il n’y avait personne d’autre, alors. Personne d’autre que le reste de sa famille, qui n’avait aucune raison de venir ici. Il glisse hors de son lit et passe derrière Declan. « Il te manque trois poils là. » Peut être que quand il reviendra, il sera en train de pleurer.

Le chemin jusqu’à la salle de visites est redoutablement silencieux, et ça ne lui dit rien qui vaille. Pire, leurs pas s’arrêtent devant la salle ouverte, et pas celle des téléphones. « C’est quoi cette connerie encore ? » Il a parlé en anglais malgré lui, trop conscient que l’autre ne comprendrait pas l’irlandais, et cette idée lui fait serrer la mâchoire. Ce n’est rien à côté de la nervosité qui le prend tandis que le garde détache les menottes de sa ceinture en le regardant. La suite manque de tourner en lutte, mais un autre garde vient bien vite à la rescousse du premier, et c’est un Aodhan agacé et ronchon qui entre dans la salle, tenu par les menottes, jusqu’à l’une des tables où elles sont accrochées. Heureusement, les gardes s’éloignent, et il reste seul à tirer comme un imbécile sur ses poignets en étant parfaitement conscient que cette lutte est sans fin.

Il ne la voit pas approcher, trop pris dans son combat de mental. Finalement, il voit de longs cheveux bruns, fronce les sourcils, et entend sa voix avant de relever complètement les yeux sur son visage. Un frisson le prend presque aussitôt. On dirait une voix du passé, un nouveau fragment, et pendant une seconde, il cligne des yeux en la fixant, persuadé d’avoir une nouvelle hallucination. Il l’a déjà vue, dans ses cauchemars, elle aussi, pleine de sang. Elle n’est pas sale, aujourd’hui, pourtant. Elle a l’air relativement en forme. C’est sans doute une illusion, alors. « Va te faire foutre, Dae. » Sa voix est bien plus calme que d’habitude, bien plus calme que n’importe quand ces derniers mois. Presque imperceptiblement, il sent son corps se détendre autant qu’il le peut avec des menottes. Daeja. Un visage familier. Ici. Les nerfs remontent assez vite à cette idée. Vraie ou non, elle n’appartient pas à ces murs. « Qu’est ce que tu fous ici ? » Sa voix n’est plus très calme, maintenant, et il a tiré d’un coup sec sur ses menottes, en vain, une fois de plus.

Il voit la tendresse, puis l’inquiétude, puis la colère dans son regard, mais il n’arrive pas à faire le lien tout de suite. Il n’a jamais été très doué pour deviner à quoi pensaient les gens sans qu’ils ne lui aient clairement dit et épelé d’eux-mêmes. Peut être qu’il manquait un peu d’empathie. Il ne lui semblait pas, pourtant. Il savait ce que les autres ressentaient. Il n’arrivait pas à mettre de mots dessus, ou à le comprendre, mais il savait. Peut être qu’il était simplement incapable de transférer les sentiments dans le domaine du langage. Ca n’étonnerait personne. Peut être qu’il n’a jamais appris cela. Ses yeux parcourent le regard de Daeja, trop calme malgré sa colère à lui qui s’exprime, son corps qui ne sursaute même pas un tout petit peu, et il pourrait sourire, s’il n’avait pas tant envie de la secouer.

Une petite grimace de dégoût lui tord les lèvres alors qu’elle plaisante sur sa profession, et il baisse les yeux sur ses menottes avant de soupirer et d’essayer de se détendre de nouveau. Elle a raison. Ca ne sert à rien. « Berk. Merci de ne pas comparer la prison à ta cave. Mais ton ami a toujours été un vieux grincheux, je te signale. » Il se souviendra toujours avec des sueurs froides de cet endroit pourtant affreusement propre, plein de cuir, peu éclairé, avec des jouets trop violents étalés partout. Il se souviendra toujours des centaines de souvenirs qu’il avait éveillés en lui, si étranges dans ce lieu qui puait la sensualité, et du fait qu’il s’était empressé de tourner le dos pour s’en aller. C’est étrange, de parler si simplement, de plaisanter si simplement, avec Daeja, alors qu’ils sont là, alors qu’il pensait ne jamais la revoir, elle non plus. Alors que, maintenant qu’il prend conscience réellement de l’état dans lequel il est, de ses mains menottées, du fait qu’elle ne l’a sans doute jamais vu aussi incapable de se défendre, il se dit qu’il aurait préféré ne jamais la revoir, pour qu’elle ne garde pas cette image de lui en partant.

Elle parle moins haut, et il se penche un peu pour l’entendre, un peu rassuré à l’idée que le reste de la pièce ne partage pas leur conversation. Il détourne le regard, quand elle parle. Elle a sans doute raison. Elle n’a jamais été idiote. Elle ne serait pas revenue si ça voulait dire qu’elle se ferait prendre. Elle est en sécurité, alors. Et elle avait envie de le voir. L’idée lui rosit les joues, un peu, mais jamais il n’admettra qu’elle lui fait plaisir. Jamais il ne lui dira à quel point il ne pensait pas avoir de nouveau envie de sourire depuis qu’il était arrivé, et jusqu’à la voir, même ici. Il n’arrive même pas à lui dire qu’il voulait la voir aussi. « Un caprice, donc. Super. » Elle comprendra. Elle a toujours su comprendre sans mots, elle aussi.

La tristesse dans sa voix le fait tiquer, et il relève les yeux dans les siens pour comprendre d’où elle vient. Il fait un mouvement pour poser ses doigts sur sa propre mâchoire, se souvient qu’il est bloqué au tintement familier du métal, et se souvient par la même occasion des décorations sur son visage. Doucement, un petit sourire mi-fatigué mi-amusé se dessine à leur côté. « Oh c’est rien. J’ai vu pire, et c’est un peu de ma faute. Ca partira. » Peut être. S’ils n’en refont pas d’ici là, ce qui, à en croire l’état de son ventre, est peu probable. Mais Daeja n’a pas besoin de le savoir. Parce que ce n’est pas à elle de le protéger lui. Parce qu’il ne sera pas un boulet de plus dans sa vie. « T’as fait tout ce chemin juste pour te moquer de mes bleus ou t’as des trucs à me raconter ? Ca va, Reyk ? » Et leurs connaissances communes ? Peut être, quelque part, elle aurait aussi des nouvelles d’Askja, ou de Mikjall, ou d’Hel. Il ne sait plus si elle les a rencontrés. Il n’en demandera pas. Ce n’est plus son droit, il faut juste changer de sujet, et il est simplement heureux de la voir en vie, et entièrement elle-même, une fois de plus.

Ca aurait pu être amusant, cette conversation. Ils auraient pu être drôles, tous les deux. C’est ce qu’il pense encore qui pourrait arriver, alors qu’ils se rappellent de cette pièce maudite et qu’il se retient encore une fois de lui demander comment elle fait pour travailler dans un lieu aussi lugubre, alors qu’elle admet trop simplement avoir voulu le voir et qu’il se moque gentiment et qu’elle comprend le sous-entendu dans sa voix et dans ses yeux. Mais les choses ne se passent jamais comme prévues, et Daeja met les pieds dans le plat, et lui n’essaye même pas de mentir. Pire, il renchérit alors que sa plaisanterie était sans doute déjà déplacée. « T’es jalouse, Dae ? Je peux t’en trouver une pour Noël si ça te manque tant que ça. » Sa voix est un peu mielleuse, un peu sarcastique, autant que la sienne ne pouvait l’être à la réplique précédente. En temps normal, il n’aurait sans doute même pas pensé à faire ce genre de plaisanterie douteuse, de mauvais goût. Jamais il n’aurait un jour pensé rire du passé que Daeja et lui partageaient plus ou moins, de leur habitude, de leur capacité à encaisser sans broncher. Mais avec elle, ça n’avait jamais été un problème. Ca avait toujours été naturel. Tout avait toujours été naturel, entre eux.

Son regard suit le sien, tombe sur un gardien, et il hausse les yeux au ciel en essayant de brasser l’air de sa main. « Laisse. » Elle n’a sans doute même pas entendu, parce qu’elle parle déjà, mais ce n’est plus son problème. Il pourrait lui dire qu’Esra est sur le coup, mais ça ne changerait rien. Il pourrait lui dire que le garde a d’assez bonnes raisons, mais ça ne changerait rien non plus. Daeja s’inquièterait de toute façon. Alors autant parler d’autre chose, même si ce sont des platitudes. « Ah ben je leur avais dit qu’ils me regretteraient si je partais, hein. Ils avaient qu’à m’écouter aussi. » Il n’avait jamais dit ça. Il n’avait jamais pensé ça, d’ailleurs. « Faut dire que moi aussi ils me manquent un peu. Après m’être rappelé les capacités des gars d’ici, je me dis qu’ils étaient peut être pas si mauvais, les miens. » Ils étaient même très bons, si le moyen de comparaison devait être Declan et son incapacité à différencier une patate d’une courgette.

Mais toutes ces informations s’échappent déjà de son cerveau alors que tous ses sens se concentrent entièrement sur les derniers mots de Daeja et que sa mâchoire se serre un peu. Blondie. Aleksy. Celui à cause de qui il était ici, et celui qu’il rêve encore la nuit d’étriper totalement. Disparu. L’idée même de sa disparition fait monter d’un cran sa colère, mais tout ce qui en ressort est un coup net sur ses menottes, de nouveau. Peut être qu’il est plus fort que les autres. Peut être que c’est un défaut de fabrication. Peut être que quelqu’un, quelque part, l’a entendu souhaiter la mort du russe, et qu’il est d’accord avec lui. A ce stade, rien ne l’étonnerai. En tout cas, un cling un peu trop familier résonne entre ses oreilles, et il lui faut du temps et un murmure choqué de son ami pour oser baisser les yeux sur ses poignets.

Il prend une grande inspiration, et murmure un « Regarde moi. » rapide en replantant ses yeux dans ceux de sa visiteuse. Si les gardes les voient les yeux plantés sur les menottes, ils comprendront trop vite. Et si Aodhan a bien trop conscience qu’il ne risque par de pouvoir s’échapper ou gagner contre les gardes malgré ses mains libres, il sait aussi pertinemment qu’il n’est pas en état pour cracher sur quelques minutes de plus de liberté, même si ça doit être les dernières. Peut être que l’isolation l’a vraiment atteint, finalement. Peut être qu’il aurait dû assister à ces cours de méditation idiots, pour ne pas faire de mauvais choix. Mais il ne l’a pas fait. Alors bien vite, la menotte droite et passée au poignet de Daeja, et le clic familier se fait entendre de nouveau.

Un petit sourire amusé se dessine sur ses lèvres, mais il ne détache pas son regard du sien. « Ca fait quoi, d’être la personne menottée, alors ? » Il n’est pas sûr de savoir pourquoi il a fait cela. Peut être parce que ça rallongera forcément leur temps ensemble, que les gardes ne se gêneront sûrement pas à écourter, sinon. Peut être parce qu’il cherche un moyen de s’occuper l’esprit. Peut être pour lui faire une autre plaisanterie. Peut être parce que pour la dernière fois, quelque chose peut les attaches l’un à l’autre. « Tu crois qu’on va rester longtemps attachés l’un à l’autre ? Je peux te faire une petite place dans ma cellule si tu veux, entre Declan et moi. » Il s’amuse bien, au moins. Les nouvelles d’Aleksy peuvent attendre un peu.