Il a longuement hésité à venir en personne. Il pensait le mettre dans sa boîte à lettres, mais après avoir trouvé sa carte de visite dans le portefeuille et être passé devant la boutique en rentrant du service du soir, il avait vite réalisé qu’elle n’avait pas pensé à y mettre une boîte à lettres. Pendant quelques jours, il s’était demandé s’il devrait le lui laisser devant la porte, ou entre deux livres ésotériques, ou même le faire porter par un stagiaire, mais il avait fini par se convaincre qu’il n’avait pas de raison de se comporter comme un enfant timide et qu’il pouvait le lui emmener lui-même. Alors il l’avait enfoncé dans sa poche en sortant du travail, et il s’était rendu devant la porte de la fleuristerie.

L’odeur lui attaque les narines, et il fronce un peu le nez en plissant les yeux en essayant de discerner ce qu’il voit. Ce sont des plantes, mais elles sont partout, et rien ne semble avoir d’ordre défini. Il y en a sans doute un, pourtant. Il n’y connaît pas grand-chose, en plante. Mais il voit que les pots ne sont absolument pas alignés, et il y a de la terre sur certaines étagères, et il est presque sûr d’avoir vu une araignée, déjà. Son regard est planté sur l’endroit où il pense en avoir vu une quand la voix qui, pourtant, avait déjà retenti auparavant sans qu’il n’y prête attention, sans doute parce qu’elle ne lui parlait pas vraiment, se fait de nouveau entendre.

Elle arrive, chevelure rousse flamboyante encore plus visible dans cette lumière trop naturelle, au milieu de tout ce vert, et il a une impression de déjà-vu peu désagréable avant de revenir à l’instant présent et de baisser les yeux sur la main qu’elle lui tend. Sans vraiment réfléchir, il sort le portefeuille de sa poche et rompt la distance qu’elle avait laissée entre eux pour le poser dans sa main tendue. « Vous l’aviez oublié à la bibliothèque. Je l’ai remarqué trop tard pour vous le rendre, et depuis je comptais le laisser dans votre boîte à lettres, mais … y’en a pas. Et j’ai pas votre numéro ni votre nom, donc euh … voilà. » Ses yeux dévient vers de la terre éparpillée sur une étagère, et il déglutit doucement, avant de faire un pas en arrière. « Je vous dérangerai pas plus longtemps, pardon. Vous devez être occupée. J’aime pas beaucoup les plantes. » Ce n’est pas totalement vrai, mais ça semble être la seule chose logique à dire, en cet instant.

Ce n’était définitivement pas la chose la plus logique à dire. Il ne le réalise que trop tard, comme à son habitude, alors qu’elle le regarde avec des yeux perdus et les sourcils froncés. Il aurait dû dire qu’il était allergique au pollen, ou qu’il avait un problème avec les endroits trop bondés d’objets, ou qu’il avait d’autres choses à faire et qu’il ne pouvait passer que rapidement. Il aurait pu mentir. Mais il ne ment pas, Ao. Il n’a jamais vraiment menti, si ce n’est en gardant le silence, et il ne voit pas l’intérêt de commencer maintenant. Pourtant, il regrette ses paroles alors qu’elle parle et qu’un rire nerveux emplit la pièce. Elle a l’air mal à l’aise. Il ne voulait pas la rendre mal à l’aise. Il détourne un peu le regard en s’insultant intérieurement, et hésite à tourner le dos et s’en aller, sans savoir si ça la soulagerait ou si ça ne servirait qu’à enfoncer le clou.

Elle l’intimide, un peu. Ca lui semble absurde, quelque part, parce qu’elle n’est pas physiquement imposante et qu’elle arbore toujours un sourire ou un autre sur ses lèvres. Elle est loin d’être menaçante. Peut être que c’est pour ça, justement. Il ne comprend pas bien d’où elle vient, ce qu’elle est, comment lui parler et la regarder et la comprendre. Il a l’impression d’être un éléphant dans un magasin de porcelaine quand elle pose les yeux sur lui, et quand il suit du regard ses mains qui se frottent sur son tablier et qu’il sent son nez le gratter de nouveau, il a du mal à comprendre pourquoi il l’associe à quoique ce soit de fragile. Mais elle parle, et lui la regarde de nouveau. Et sans bien savoir pourquoi, il ne répond pas, pendant quelques secondes qui doivent lui paraître interminable.

Elle ne compte pas le laisser partir. Non. Ce n’est pas ça. Il n’a pas vraiment envie de partir. Elle l’intimide, mais quelque part, c’est aussi quelque chose de nouveau. Il n’a jamais été intimidé, avant. Il n’a pas été aussi intrigué par quelqu’un depuis Bérénice, sans doute. Sans bien savoir pourquoi, alors qu’il lui faut du temps pour enregistrer l’idée, il l’accepte très vite. « Du thé c’est bien. » Sûrement. Il n’aime pas énormément le thé. Ca a peu d’importance. N’importe quelle excuse est bonne pour rester, sans qu’il ne comprenne bien pourquoi, mais il s’est habitué à cela, à force. Alors il la suit dans l’arrière-boutique, et il ignore autant que possible le désordre et la poussière pour boire le thé et laisser sa langue se délier autant qu’elle le peut pour discuter avec elle. Il passe la majorité de son temps à l’écouter et à essayer de la comprendre, pourtant. C’est souvent le cas, avec lui. Ce sera souvent le cas, avec elle aussi. Et cette fois, quand il part, il a son nom et son numéro, et une raison de se revoir. Peut être qu’un jour, il comprendra. Sans doute pas. C’est sans doute mieux comme ça.

Elle est bizarre, aujourd’hui. Il n’avait pas vraiment réfléchi avant de dire oui, à l’appel, et il avait simplement mis de l’eau à chauffer avant qu’elle ne frappe à la porte. Il avait acheté du thé au cas où ce genre de situation arrivait, alors il était prêt. Et une fois le thé entre ses mains et les livres devant eux, il lui semblait que tout s’était passé correctement. Pourtant, elle n’a pas l’air dans son assiette. Elle n’a pas vraiment souri depuis qu’elle est arrivée, et elle n’a pas l’air décidée ni à lire ni à parler. Il ne lit pas vraiment non plus, du coup. Il la regarde du coin de l’œil, jusqu’à la voir relever la main pour frotter sa joue, et enfin comprendre qu’elle y délogeait une larme. Là, il détourne le regard, pour lui laisser de la place, en essayant de disparaître un peu pour laisser sa tristesse prendre possession de la pièce – avant de se souvenir qu’elle est venue le voir, et qu’elle ne veut donc sans doute pas être seule.

« Tu … » pleures ? Oui, elle pleure. Ca se voit. C’est idiot, comme question. « Euh … Ca … » va ? Non, ça ne va pas. Elle n’a de toute évidence pas pelé un oignon, alors c’est que ça ne doit pas aller. Il ne finit aucune de ses questions, refermant la bouche aussitôt que son cerveau lui intime d’arrêter d’être un imbécile, tripotant le coin de sa page comme s’il pouvait y trouver la réponse. Elle est triste. Elle ne lui a pas dit pourquoi d’elle-même. Peut être qu’elle ne veut pas. Alors pourquoi est-elle là ? Peut être qu’elle a besoin de réconfort. Mais comment ? Il relève le regard vers elle, et une seule réponse semble s’imposer alors qu’il voit les larmes qui luisent dans ses yeux, alors il déglutit doucement.

« Euh … Je peux te prendre dans mes bras, si tu veux ? Ou écouter, si tu veux parler. Je peux pas faire comme si de rien n’était, par contre. » Sa voix est basse, un peu, comme s’il était face à un animal blessé qu’il ne voulait pas effrayer, mais c’est toujours trop ferme. C’est étrange, de la voir pleurer. Peut être qu’enfin, elle a fini de sourire alors qu’elle était si triste. Peut être qu’enfin, elle est un peu humaine, Askja. Lui, en tout cas, s’est retourné vers elle autant que possible, et se tient prêt à la serrer maladroitement dans ses bras ou à lui ouvrir la porte si elle se rend compte qu’elle n’a pas choisi la bonne personne pour lui changer les idées. Ca a peu d’importance. Elle est triste, et la seule chose qui compte alors, c’est qu’elle ne le soit plus, sans doute. Alors il lui tend un peu la main.

Elle ne réagit pas, au début, et lui se demande s’il a dit quelque chose de mal. Peut être qu’ils n’étaient pas assez proches pour qu’il propose des choses comme ça. Peut être qu’il n’était pas censé demander. Il se souvient que Bérénice aimait être prise dans ses bras, quand elle était triste, tout le temps, quand elle pleurait, un peu moins souvent. Il lui avait semblé que c’était normal, alors. Peut être que ça ne l’était pas. Pourtant, Askja était plus tactile que Bérénice ne l’avait été, plus tactile que Hel ou Mikjall ou n’importe qui d’autre qu’il avait rencontré jusqu’à maintenant, peut être. Alors ça aurait dû être logique. Peut être que ça ne l’était pas. Peut être que ses yeux étranges avaient vu le sang et le froid et qu’elle ne voulait pas s’en approcher tant que ça. Elle peut toujours lui parler, ceci dit. Il peut toujours écouter. Ca, il a toujours su faire. Alors il attend simplement qu’elle ouvre la bouche, et si elle ne le fait jamais, il pourra rester immobile pendant des heures jusqu’à ce qu’elle soit mal à l’aise.

Pourtant elle dit oui, et lui reste immobile quelques secondes de plus avant d’ouvrir maladroitement ses bras et de les poser sur elle, en réfléchissant à où mettre ses mains pour pouvoir la serrer contre lui, pour que les bras fassent un nid et non pas un pont bancal. Elle l’y aide, sans doute sans le savoir, alors qu’elle se rapproche et qu’elle se blottit, et lui prend quelques minutes pour laisser son corps s’acclimater au contact et se détendre doucement avant de la serrer un peu plus contre lui. Il ne sait toujours pas ce qu’elle a. Peut être qu’il ne le saura jamais. Mais s’il peut avaler un peu de sa tristesse en collant sa peau à la sienne, ça vaut sans doute le coup d’accepter le contact. S’il peut la calmer au moins pour quelques minutes, ça vaut peut être la peine de mettre un peu de sang dans ses cheveux en les caressant.

« Ah, pardon. » Ses doigts se sont emmêlés dans une mèche, un peu, et il les gigote pour les libérer avant de reprendre son geste. Peu à peu, il devient plus naturel. Peu à peu, le contact le devient aussi. Peu à peu, il se sent imbibé de l’odeur de terre et d’encens qui s’échappe d’Askja, et il est surpris de ne pas détester ça. Elle se calme, sûrement. C’est ce qu’il croit en écoutant sa respiration, en tout cas. Alors il ne la lâche pas, et il ne la lâchera que quand elle fera un mouvement pour se libérer de son emprise. Elle n’a pas voulu parler, alors il ne posera pas de questions. Quelque part, elle ne fait qu’afficher la tristesse qu’elle cachait derrière son sourire le jour de leur rencontre. Quelque part, peut être que c’est juste un signe pour qu’il comprenne qu’elle commence à lui faire confiance, et cette idée est celle qui permet à son corps tout entier de ne pas se sentir menacé par sa peau contre la sienne.

Elle a de la chance que ce soit un jour de congé. C’est la seule chose qu’il parvient à se dire alors qu’il ouvre la porte et qu’il a à peine le temps de voir la chevelure flamboyante que son cerveau a déjà compris le problème. Elle est là, devant lui, comme si de rien n’était, avec son sac à la main et un peu de terre sur son jean. Il a reconnu sa manière de frapper contre la porte. Il s’est surpris à l’attendre, parfois, alors qu’il n’y avait pas un bruit dans l’appartement. Il a décidé de ne pas faire attention à ça. Il a décidé d’ignorer ce fait. « Ca va ? » C’est la première question qui franchit ses lèvres, un peu inquiète, mais il est déjà persuadé que la réponse est oui. Elle n’a pas l’air plus perdue que d’habitude, en tout cas. « Oh, rentre. » Il lui a déjà pris son sac pour l’accrocher dans l’entrée, trop conscient qu’elle l’aurait sinon laissé tomber quelque part négligemment et qu’il aurait eu du mal à l’écouter parler parce qu’il aurait été trop occupé à le fixer. Il n’essaye même pas de regarder à l’intérieur, de peur de faire une crise d’angoisse et qu’elle ne décide définitivement de ne plus jamais frapper à cette porte.

« J’étais en train de faire à manger, t’as faim ? » Satan n’a pas attendu une seconde avant de venir s’emmêler dans les pattes de la jeune fille, et Aodhan est déjà reparti en cuisine servir deux assiettes. Heureusement qu’il faisait toujours trop à manger. Elle dirait sans doute que c’était le destin, et qu’une fée quelconque lui avait murmuré dans l’oreille qu’il avait de la visite, mais alors qu’il se fait cette réflexion, il se dit que vraiment, il est presque sûr de toujours trop faire à manger. Alors il la laisse s’asseoir et il pose une assiette pleine et des couverts devant elle avant de s’asseoir avec les siens. « Alors ? Tu t’es perdue ? T’as perdu tes clefs et tu as besoin de quelqu’un pour forcer la porte ? » Il n’est pas loin de la vérité, et quelque part, il le sait. Pas une seconde il n’arrive à imaginer qu’elle compte rester, qu’elle est venue parce que chez lui semblait être le meilleur endroit où être dans sa situation. Pourtant, il est tout de même bien content d’avoir de la compagnie, et qu’elle ait finalement frappé à la porte.

Elle a l’air heureuse de vivre, Askja. Elle a toujours un peu l’air d’être heureuse de vivre, pour être honnête. Quelquefois, il se dit qu’elle doit voir des choses que le reste du monde ne peut pas voir, qu’elle a des raisons de se lever le matin qui dépasse leur compréhension, ou qu’au fond, elle n’existe pas et qu’elle n’est qu’un mirage qui soit a été inventé par son esprit, soit est apparu dans le monde par magie pour prouver aux gens que cela existait. C’est ce qu’il se dit de nouveau alors qu’il la voit prendre un Oblivion bien trop heureux dans ses bras, puis s’asseoir et sentir la nourriture comme un esprit un peu étrange. Il oublie vite cette idée quand son regard se plante sur le chat qui a l’air décidé à rester installé sur ses genoux pendant le repas, ceci dit. Il essaie de lui dire de descendre sans parler, mais abandonne bien vite pour prendre sa place pour qu’Askja n’attende pas trop longtemps. Ca va refroidir. Et puis il n’a jamais eu beaucoup d’autorité sur les chats. Et il n’a pas vraiment envie de contrarier la sorcière. Au fond, ce n’est pas bien grave.

Elle a perdu ses clés. Elle rit, et lui a un léger sourire qui arrive sur son visage aussi vite qu’il en repart. Il n’est pas surpris, pas même un peu. Peut être que ça veut dire qu’il commence à la connaître. Peut être que s’il ne peut pas la comprendre, il peut au moins la prévoir, un petit peu. Elle est sans doute trop perchée, mais ce qui le rendait confus au départ ne semble réussir qu’à l’attendrir aujourd’hui. Il ne réalise pas vraiment qu’il perd pied, parce qu’il lui semble que c’est déjà trop tôt après Bérénice, parce qu’elle ne fait même pas un peu partie de son monde, ou du monde en général, et parce qu’il refuse de le voir. Pourtant, quand elle reparle et que tout semble trop naturel, il sent son souffle se couper un peu et ses yeux se détourner légèrement.

Elle a envie d’être ici. Il aurait rougi, dans une autre vie, sans doute. Maintenant, il ne sait montrer que la gêne, alors il évite de la regarder et il ne sait pas quoi lui répondre. C’est plus facile d’être silencieux. C’est agréable qu’elle dise tout ce qu’elle pense. Il devrait essayer. Il ne sait pas le faire. Il n’a jamais su. « Oh. » Quelle éloquence. Il ne sait pas comment lui parler. Il sait comment se taire avec elle. Il sait comment lui poser des questions. Il ne sait pas comment lui dire qu’il est content qu’elle soit là, et qu’il voudrait qu’elle reste parce que la pièce semble plus lumineuse quand elle est là et parce qu’il se sent affreusement moins seul alors qu’il n’avait jamais eu l’impression de se sentir seul auparavant, parce que les chats ne cessent de ronronner et parce qu’il aimerait tout savoir d’elle et pourtant rien, parce qu’elle est un mystère et une étoile qui disparaît trop vite. Alors il ne dit rien, et se contente de se relever et d’hausser les épaules pour aller sur le canapé. « Tu peux rester si tu veux, en attendant que tes colocs reviennent. Y’a de la place ici de toute façon, et Oblivion te laissera pas partir. » Parce que le chat ose, au moins, pendant que lui se contente d’espérer. Mais elle vient, et elle s’endort, et son corps penche contre lui, et le contact de son crâne sur son épaule et de quelques cheveux sur sa main ne lui donne pas envie de s’enfuir en courant, et il ne s’endort pas mais il respire calmement, et tout va bien.

Quelque chose cloche, ce matin, et il n’arrive pas vraiment à savoir quoi. Le sommeil engourdit encore son corps alors qu’il se tourne en ayant la nette impression d’oublier quelque chose, puis se retourne aussitôt en sentant son corps essayer de lui dire quelque chose. Quand ses yeux se rouvrent, il lui semble que son corps n’avait pas été aussi reposé depuis des années. Quand le lit s’affaisse un peu à ses côtés, il sent ses paupières se refermer aussitôt et hésite pendant une demi-seconde à frapper au hasard l’intrus. Mais les souvenirs de la veille reviennent en flash, les cheveux roux et la peau trop pâle, trop douce, les prénoms murmurés et les lèvres contre les siennes, puis la passion et la violence, les mains qui s’agrippent et qui se cherchent, les souffles erratiques, et il se fige. Askja.

Oblivion se fait entendre, puis les bruits de pas qui s’éloignent, les machines électriques, la tasse qui rebondit, et lui se redresse dans le lit en regardant autour de lui et en essayant d’enregistrer les informations. Il sent ses joues rosir un peu alors que les images de la veille ne cessent de défiler devant ses yeux, et se dépêche finalement de se relever pour aller dans la salle de bain passer de l’eau froide sur son visage. Comment en étaient-ils arrivés là ? Il ne sait plus vraiment. Il se souvient des mains sur sa peau et des frissons d’anticipation qui avaient vite disparus, il se souvient d’avoir perdu pied et il se souvient de la passion. Puis il se souvient qu’Askja est dans sa cuisine et qu’elle doit l’attendre, et il se presse pour enfiler des vêtements et la rejoindre.

« Bonj… Qu’est ce que … » Ses yeux se baissent presque au même moment qu’ils rencontrent son corps nu, et il se détourne un peu en manquant de s’excuser de l’avoir surprise si peu vêtue avant de réaliser que si elle avait voulu mettre ses vêtements, elle aurait eu le temps, puisqu’ils étaient éparpillés un peu partout dans son salon. Alors il s’occupe plutôt de les ramasser et de les plier sans reposer le regard sur elle. « Hum. Euh. Bonjour ? » Il n’a aucune idée de ce qu’il est censé faire. De ce que tout cela est censé vouloir dire. De ce qui est censé suivre. Peut être qu’il aurait dû faire semblant de dormir plus longtemps, mais quelque part, ça n’aurait pas été lui.

La pile de vêtements pliée est posée sur le canapé, les sous vêtements pudiquement emprisonnés entre le t shirt et la jupe, et il la rejoint pour prendre sa tasse de café en relevant enfin le regard sur elle, en se forçant à ne pas quitter ses yeux du regard. « Tu n’as pas froid ? » Peut être qu’il est censé l’embrasser. Peut être qu’il est censé faire comme si de rien n’était. Peut être qu’il a déjà fait un mauvais choix, et sûrement plus que ça. Mais peut être qu’elle a froid, aussi.

Elle est complètement nue. C’est la seule chose qui arrive à traverser son esprit alors qu’il garde les yeux bêtement fixés sur le sol, ratant un sourire qui l’aurait sinon sans nulle doute laissé bouche bée. Elle est toute nue et elle n’a pas l’air d’en avoir quoique ce soit à faire. Ca ne devrait pas le surprendre, depuis le temps qu’il se demande si elle est réellement humaine, si elle n’est pas au moins à moitié nymphe, si elle grandi au fin fond de la forêt, et pourtant, ça le fait toujours un peu. Peut être qu’il ne s’habituera jamais vraiment à son naturel. Tant mieux, au fond. « Oh je m… » Sa phrase s’arrête en pleine création, alors qu’il croise son regard, alors qu’il réalise son erreur, et il pose une main sur sa taille pour la décaler de son chemin avant même de prendre le temps d’être gêné par l’idée du contact, la poussant doucement vers une chaise. « Je m’en occupe. Tu dois être fatiguée. »

C’est la seule excuse qu’il a trouvé pour qu’elle ne puisse pas s’approcher des fourneaux, mais au moment où les mots quittent ses lèvres, il n’est pas certain de ne pas être en train de rougir, ou de pâlir. Les images de la veille reviennent tourner dans sa tête, et pendant une seconde, il ne détache pas son regard d’elle, trop concentré à simplement le garder sur son visage et ne pas déraper sur son corps toujours aussi nu. Alors quand enfin il retrouve contenance, il tousse un peu et se retourne pour faire à manger. « Je travaille pas avant 18h. Tu veux … qu’on passe la journée ensemble ? » Il lui semble qu’elle ne travaille pas aujourd’hui, pourtant la question n’est pas si facile que cela à poser. Peut être qu’elle veut s’en aller. Mais quelque part, il sait déjà qu’elle hésitera peu à le lui dire, si c’est le cas. Peut être qu’elle s’habillera juste, pour lui dire qu’elle part. Peut être qu’elle ne le fera pas, et qu’elle restera.


Le bruit est insoutenable, et il soupire en entendant un récipient rebondir par terre. Rien ne se passe comme prévu, et l’heure du repas n’est même pas encore réellement terminée. Il se voit arracher un plat des mains d’un cuisinier avant même de penser à le faire, et l’agacement ne fait qu’augmenter un peu plus alors qu’il constate qu’une pincée de poivre a sans doute été oubliée dans la foulée. « Chef ? » Il va peut être commettre un meurtre. « Quoi ? » Le ton s’est sans aucun doute un peu trop levé, mais quand il se retourne pour peut être envoyer la sauce brûlante dans le visage du commis, ses yeux se verrouillent à deux pupilles qu’il ne connaît que trop bien, et un sourire tranquille. Doucement, comme par magie, sûrement par magie, son corps se détend un peu. « Quelqu’un est là pour vous voir. » Il grogne un peu mais met le plat dans les mains de l’autre pour la rejoindre. Les regards de toute la cuisine semblent tout d’un coup happés par la jeune femme, et il n’arrive pas vraiment à les blâmer. « Ask ? Qu’est ce que tu fais là ? Tout va bien ? » L’agacement, finalement, laisse place à l’inquiétude.

Le baiser sur sa joue ne lui donne qu’un minuscule frisson appréhensif, et il se surprend à remarquer, comme à chaque fois, que plus le temps passe, et moins le contact physique d’Askja est une surprise, moins son corps réagit négativement, allant même maintenant jusqu’à se détendre un peu plus, et même s’il plisse toujours un peu le nez, plus par principe qu’autre chose, aujourd’hui. « Me voir ? Euh, c’est gentil, mais tu peux pas juste décider de débar… Qu’est ce que … » Au milieu d’une argumentation pourtant solide sur les règles d’hygiène et le professionnalisme, son cerveau a court-circuité, alors que ses yeux et ceux de tous les employés se sont verrouillée sur la plante verte. Il devrait lui dire qu’une cuisine n’est certainement pas l’endroit pour une plante verte, encore moins une cuisine de restaurant, encore moins la cuisine de ce restaurant. Il devrait lui dire qu’elle n’a pas à être là. Il devrait l’inviter à s’en aller et se rattraper en la rejoignant au travail après le service. Il devrait, vraiment.

Mais il se sent déglutir un peu alors que ses yeux se relèvent vers le visage trop pâle, vers les cheveux trop roux, et vers le visage apaisé, à la recherche d’un simple endroit pour poser le pot qu’elle tient entre ses mains délicates. Comme à chaque fois que son visage est proche d’une plante, il se fait la réflexion qu’elle n’est sans doute réellement pas tout à fait humaine, qu’elle doit descendre un peu de la nymphe, ou du lutin, qu’elle a dû vivre dans les arbres ou dans les cours d’eau, et il montre d’un doigt hésitant le bout d’un plan de travail, quelque part où la plante ne pourra pas gêner. « Euh … Là peut être ? Si elle a besoin de soleil je la sortirai des cuisines de temps en temps. Merci. » Il ne remarque pas que son sous-chef s’étouffe à sa gauche, ou que le reste de la cuisine est totalement figé, pas tout de suite. Il se contente de poser sa main sur la taille de la sorcière doucement pour poser un baiser sur sa tempe, avant de se souvenir que tout le monde les regarde, et de ravaler un rougissement pour s’écarter. « Je peux savoir ce que vous attendez ? Que le riz prenne feu peut être ? » Sa voix s’est faite soudainement bien plus sèche, et tout le monde retourne vite à ses occupations.

« C’est gentil d’être passé, mais tu peux pas rester là, c’est un peu le bordel. Tu veux te poser à côté ? Je finis dans une heure, je t’offre le repas comme ça. » Il n’est pas sûr de réussir à travailler correctement en étant si peu sur les nerfs, ironiquement, mais ses yeux ont attrapé les runes étranges sur le pot de la plante, et il se dit que s’il faut, il pourra toujours la mettre à côté pour ne pas perdre sa nervosité au travail. Incapable, comme toujours, de voir que la source de sa détente est rousse et éthérée.