L’appartement, la route, l’hôpital, les bars. Tout cela était en train de devenir une vraie routine mais Chris n’était pas certain que c’était ce qu’il voulait. Il avait tout quitté du jour au lendemain dès qu’une offre avait pointé le bout de son nez. Était-ce pour refaire les mêmes erreurs ? Pour reprendre là où il en était sans changer quoi que ce soit à sa vie ? Comment savoir ce qu’il voulait vraiment ?

Les klaxons derrière lui le firent sursauter. Il leva les yeux et vit que le feu était vert. Dans un grognement, il leva son majeur à l’adresse du type derrière qui s’acharnait mélodiquement sur lui puis démarra tranquillement sa voiture en faisant bien attention à ne pas passer la troisième. Il n’allait quand même pas lui faire ce plaisir. Il parcourut ainsi toute la grande avenue, une dizaine de voitures derrière lui hurlant leur rage matinale. Quand il tourna enfin vers l’avenue de l’hôpital, il accéléra quelque peu. Une fois sa voiture garée et son sac à dos sur l’épaule, il entra dans les lieux comme un conquérant. Ca ne faisait que deux mois qu’il était arrivé à Reykjavik, mais à l’hôpital, il se sentait déjà comme chez lui. Il connaissait le prénom de tous les employés de son service, et une bonne partie de ceux des autres étages. S’il y avait une chose qu’il aimait, c’était bien son travail.

Instinctivement, ses pieds l’amenèrent vers les vestiaires. Il y déposa son sac, récupéra sa tenue propre et l’enfila, se passa une main dans les cheveux et prit la direction du bureau. Ce jour-là, il ne se rendit pas au bureau des urgences, comme chaque jour. Il avait signé pour prendre quelques consultations un jour par quinzaine, et ce jour était arrivé. Et c’était une vraie plaie. Si Christian aimait tant son travail, c’était à cause du caractère urgent. Il se sentait utile, à sa place, quand il courait à droite et à gauche. Il se sentait le devoir de détendre l’atmosphère et de faire partie d’une équipe. Quand il était en simple consultation, il se faisait l’effet d’un vieux médecin, assis sur sa chaise, à attendre le prochain nonagénaire pour son renouvellement d’ordonnance.

Et à n’y pas manquer, la matinée avait tournée comme ça. Une bonne poignée de petits vieux et leurs ordonnances, quatre ou cinq mamans désemparées à cause d’un nez qui coule, un homme et une drôle de rougeur au niveau de la nuque, et d’autres dont il ne se souvenait déjà plus. L’avantage des consultations à l’hôpital résidait dans le fait que les gens pouvaient être pris en charge directement sur place en cas de problème. Et la plupart d’entre eux étaient habitués à être soignés ici. Cela leur plaisait peu d’avoir affaire à un nouveau médecin. Plaisir partagé. Le seul bon moment de la matinée fut celui de la pause café que Chris put partager avec ses collègues. Les ragots, les blagues, les discussions autour d’un cas compliqué et inquiétant. S’il ne s’était pas fait une place dans cette ville, il était au moins certain d’en avoir une dans ce lieu.

De retour de la pause café, Chris entra dans le petit cabinet qu’on lui avait octroyé pour la journée sans se donner la peine de fermer la porte. Il ouvrit sa page internet favorite du moment qui pourrait ressembler à « cherche un appart rapidement pour fuir la coloc de ton cousin.com » et utilisa les dernières cinq minutes qui lui restait pour continuer ses recherches. Enfin, il se leva, attrapa son gobelet dans le but de le jeter à la poubelle et se dirigea vers les prochains dossiers posés à l’entrée. Andreas Ketillson. Ce nom lui disait affreusement quelque chose alors qu’il n’était en consultation que pour la troisième fois depuis son arrivée ici. Ce n’était pas le gamin là ? Qu’est ce qu’il serait venu fiche ici ? Il avait déménagé lui aussi ?

Lisant distraitement le dossier, et ce qu’il en avait raté, Chris jeta le gobelet et le reste de son contenu froid à la poubelle devant lui… qu’il manqua. Le gobelet ricocha sur le bureau, éclaboussa quelques dossiers et vint finir de se déverser sur son entrejambe avant de tomber au sol. Chris leva les yeux et fixa un point inexistant devant lui avec l’air de celui à qui il arrive toutes les misères du monde. Il finit par s’activer, attrapa le gobelet au sol pour le mettre à la poubelle puis retira son pantalon. Et sans aucun scrupule, il quitta son bureau le pantalon à la main, traversa le couloir, passa devant la salle d’attente où le jeune attendait son tour.

- Le cabinet est ouvert, vas-y j’arrive tout de suite.

Chris ne tutoyait pas ses patients en règle générale. Mais avec lui, c’était différent. Il débarqua, énervé, dans le vestiaire, y laissa le pantalon plein de café, en récupéra un autre, puis retourna dans son cabinet. Après avoir fermé la porte et enfilé sa blouse, il s’attarda au point d’eau pour se laver les mains, parlant à son patient installé dans son dos.


- Désolé pour le contre-temps.

Ce n’est que lorsqu’il put s’installer derrière son bureau et lui faire face qu’il se rendit compte qu’il était content de le recroiser dans le coin.

- Tu le sais que c’est interdit de suivre ses médecins pour les harceler n’est-ce pas?

L’incident du café lui ayant fait perdre un peu de temps, Chris aurait pu essayer de boucler cette consultation rapidement pour ne pas prendre trop de retard. Les patients avaient une fâcheuse tendance au mécontentement dès qu’ils s’accumulaient un peu dans les salles d’attente. Et les personnes âgées, bien qu’elles n’aient rien de particuliers à faire la journée, étaient les pires. Chris s’était même déjà fait frapper par une petite vieille parce qu’à cause de lui elle était en retard à son cours de salsa. Mais ce patient devant lui, Chris n’avait pas l’intention de le virer rapidement. C’était un gamin particulier. Un de ses premiers patients, durant son internat, un de ceux qu’il n’oublierait pas.

Assis face à lui, Chris baissa les yeux sur le dossier du jeune homme pour le consulter en diagonale, mais il releva bien vite le regard, sourire moqueur aux lèvres.

- Oh ne te sens pas obligé de faire des compliments à leur sujet. On sait tous que je suis le meilleur.

Un clin d’oeil plus tard, il se leva.

- Cet hôpital était en train de s’écrouler sans moi, cela va de soi. Maintenant, il remonte doucement la pente. Je ne savais pas que tu avais déménagé dans le coin. Ca fait longtemps?

Chris attrapa le tensiomètre et contourna le bureau pour se diriger vers la table de consultation. Il y étala l’éternel papier absorbant blanc et fit signe à Andreas de venir s’y asseoir. Les mains du docteur s’agitèrent de façon mécanique, par habitude, sans qu’il n’ait besoin de réfléchir à ce qu’il faisait. Il prit donc la tension du jeune homme, attentif à ce qu’il lisait sur l’appareil, sans omettre de discuter avec lui.

- Deuxième année déjà ? Tu risques carrément de me voler ma place oui ! Va falloir que je me méfie. Je vais anticiper le truc et te mettre sur les listes noires des hôpitaux pour être certain que tu ne me voles pas la vedette.

Il s’attarda ensuite sur l’écoute de son coeur et s’y consacra quelques minutes. Quand il retira le stéthoscope de ses oreilles, il poursuivit.

- Ca se passe bien la fac ? Tu t’accroches ? Les premières années sont assez agaçantes parce que trop théoriques ; mais tu verras, la suite est bien plus intéressante. N’hésite pas si tu as besoin d’aide, tu mérites d’y arriver.

Chris fit glisser le tabouret à roulette jusqu’à lui et s’assit face à son patient, toujours installé sur la table.

- Comment ça va en ce moment ? Des incidents depuis la dernière fois que je t’ai vu ? Si quoi que ce soit te vient en tête, il faut m’en parler.

Etant plus jeune, notre cher docteur avait un besoin constant d’adrénaline. Il avait continuellement l’impression de s’ennuyer dans sa vie. Rien n’était jamais assez bien pour l’occuper assez longtemps. C’était fort probablement la plus grande cause des problèmes qu’il s’était attiré seul depuis tout petit. Les skate boards sur les rampes d’escaliers, les graffitis sur les murs des écoles, … rien de bien méchant, mais juste assez pour enrager son père. Tiens, maintenant qu’il y pensait, c’était peut-être juste ça le but final : faire enrager son père. Comme toutes ces fois où il avait amener une fille dont il ne connaissait même pas le prénom à la maison. En tout cas peu importait la raison, Christian avait toujours aimé être en tension, être aux limites du burn out. C’était dans ces conditions qu’il était le plus attentif, le plus utile. Et il savait que c’était pour cela qu’il avait choisi les urgences lors de son internat, plusieurs années auparavant. Les brancards qui traversaient les couloirs, les gens qui s’agitaient dans tous les sens, la vie des patients entre leurs mains. Bon, il avait fini par se rendre à l’évidence, les urgences c’était finalement surtout de la bobologie comme il aimait l’appeler. Des enfants qui s’écorchaient le genou et dont les parents devaient être rassurés. Mais pour rien au monde il ne changerait de service. Il s’y sentait affreusement utile et était de ce genre de personne qui avaient le don pour calmer les autres même dans les pires circonstances.

Malgré tout, il était bien obligé de prendre des consultations de temps en temps. Et s’il détestait cela en temps normal, ayant l’impression d’y perdre son temps, c’était dans des moments comme celui-ci qu’il se souvenait de la passion qui régnait au plus profond de lui. Ses motivations à devenir médecin n’étaient toujours pas tout à fait clair dans sa tête même encore aujourd’hui, il était au moins sûr d’une chose : revoir des patients comme Andréas rendait sa journée bien plus agréable. Le jeune rentrait dans ses délires, aimait son humour, et semblait à l’aise avec lui. Si Chris passait sa vie à cacher ses sentiments, il ne pouvait nier, devant qui que ce soit, que l’empathie qu’il avait en lui rendait ce jeune hyper attachant.

- Un an et demi déjà ? Super, tu vas pouvoir m’indiquer les endroits qui valent le coup. Parce que figure toi que moi, je ne suis là que depuis deux ou trois mois, et franchement j’ai pas l’impression que cette ville mérite sa réputation.

Chris baissa d’un ton, comme pour parler sur le ton de la confidence.

- Ils sont où les endroits où on est censés s’éclater ?

Le docteur attrapa le dossier et y ajouta des notes, pour le suivi des constantes du patient. Sans lâcher son crayon, il leva le regard sur le jeune :

- Un des meilleurs tu dis ? Oh et aussi modeste que moi à ce que je vois. Tu vas faire un médecin parfait c’est certain. Et dis moi, qu’est ce qui t’intéresse dans la médecine ? Tu as déjà réfléchi vers quelle spécialité te tourner ?

Le fait que le gamin parle d’admiration l’embarrassa. Un grand gaillard comme lui, tout fier, qui était persuadé savoir ce qu’il pensait de lui-même, rougit presque. Se faire entendre dire qu’on est une personne à admirer n’avait rien d’anodin. Chris était désespérément seul depuis si longtemps, qu’il en avait presque oublier ce que ça faisait de se faire apprécier par quelqu’un d’autre que sa propre mère. N’était-il pas arriver dans cette ville pour changer tout ça ?

- Rah, ne parle pas d’admiration, tu seras déçu si tu me croises dans un bar en train de parler à un tabouret un de ces jours.

Le regard amusé et complice qu’il lui lança semblait dire qu’il blaguait, mais des témoins pourraient affirmer le contraire, c’était navrant.

- Si tu rêves de devenir médecin, je ne peux que te pousser dans ce sens. Rien ne doit t’empêcher d’y arriver. Que ce soient les autres, ta santé, ou un quelconque doute un jour. Mais si tu dois le faire, ce sera uniquement pour toi et par passion. C’était un boulot difficile, il faut être fort et être prêt à laisser beaucoup d’autres choses de côté. Je suis sûr que tu en es capable, mais ne dis jamais que tu fais les choses pour les autres ou grâce aux autres. Tout ce que tu fais c’est pour toi et uniquement grâce à ton grand courage.

Si quelqu’un lui avait parlé comme cela quinze ans auparavant, Christian lui aurait forcément rit au nez. La fac de médecine, pour lui c’était les bars, les beuveries, les filles et les potes. Il n’avait pas la même passion qu’aujourd’hui. Mais Andréas était différent de lui, et il méritait de comprendre, et d’être soutenu. Il était bien plus mâture que Chris à son âge, ça ne faisait aucun doute.

Reprenant sa posture de médecin plutôt que de conseiller, Chris observa les gestes de son patient et reprit le dossier pour y noter ce qu’il lui disait. C’était important de connaître le moindre changement positif ou négatif dans des cas comme celui-ci. Contrairement aux autres médecins qui fixaient leur ordinateur ou leur papier tout en parlant aux patients, Christian prenait le temps de relever les yeux chaque fois que son interlocuteur parlait. La communication n’était jamais que verbale avec des gens qui souffraient.

- Des angoisses ? Des cauchemars ? Toujours les mêmes, pour une raison précise ou… ?

La suite le laissa sans voix. Il se sentit paniquer à l’intérieur. Comme un grand courant d’eau glacée qui parcourrait chacune de ses veines. Cependant, il n’en laissa rien transparaître. C’était ce genre de moment précis qui pouvait faire basculer la vie de quelqu’un et il n’avait pas le droit à l’erreur. Il posa son dossier, son stylo et retira son stéthoscope de sa nuque puis observa ce jeune homme de vingt et un an que la vie n’avait pas épargnée, en se disant que décidément, aucune justice n’existait dans ce monde.

- Je vais d’abord te sortir le discours obligatoire, pour être certain que tu l’aies entendu au moins une fois : As-tu prévenu quelqu’un ? Les autorités ? D’autres personnes plus âgées que toi qui auraient pu t’aider ? Sais-tu que c’est en le faisant que tu permettras qu’on le retrouve et qu’on l’empêcher de reproduire cette situation avec d’autres personnes vulnérables ?

Après un long moment à fixer son patient, Christian fronça les sourcils.

- Maintenant, je te donne mon point de vue : il n’existe aucune personne vulnérable dans ce monde, et les seuls connards qui osent ne serait-ce que s’imaginer faire subir ce genre de chose à quelqu’un ne mérite pas de vivre libre. Quand tu t’en sentiras prêt, il faudra que tu fasses une déclaration aux autorités, parce qu’il n’y a qu’à partir de témoignages comme le tien qu’on avancera. Mais en entendant, il ne faut surtout pas que tu te sentes obligés de faire ou dire quoi que ce soit. Je tiens simplement à te rappeler que nous sommes ici dans un hôpital et que tout ce que tu y diras sera protégé par le secret médical. Donc si tu as envie, ou besoin de parler, je suis là, et je peux l’être quand tu veux.